Dostoïevski

Avec Maldiney nous nous sommes mis en chemin « ouverts à l’originaire, réceptifs à l’événement et capables de nous y transformer » délaissant les jongleurs, les lanceurs de bouteille. Nous sommes désireux de mieux comprendre l’engendrement du corps propre afin de « déterminer de nouvelle façon le poids de toute chose » et de permettre à l’inconscient de reprendre une nouvelle position. Et pour se faire, nous nous efforçons de le rejoindre symbiotiquement dans la vague qui le porte et de nous y impliquer à partir de ce que nous sommes capables d’anticiper de notre être au monde respectif. La transcendance nous structure dès le sentir, dès le contact et c’est à partir de… un peu en avant de… cet éprouvé, auquel nous nous ouvrons, que nous ouvrons l’enfant à la possibilité de son propre pouvoir être, à sa propre transcendance, instant après instant sur la vague du temps, au rythme du monde. L’enfant, à travers l’engendrement de son corps propre, satisfaisant ou non, est l’interprète herméneute de notre parentalité.

Nous avons rencontré Nora, une enfant dont les jambes ne se dépliaient pas, à partir de laquelle nous sommes allés à la rencontre des parentalités qui ont présidé à son développement. Déjà, la parentalité d’un cadre la portait de sa mouvance au sein de laquelle l’implication rythmique de chacun au plus près de Nora, proposait son incise continue et ouvrante. Incise ludique verbo motrice dont se saisissait Nora quasiment dans l’instant pour aller beaucoup mieux, amorcer le quatre pattes. « Un rythme nous porte, et mes jambes me portent, je me porte et je m’ouvre au monde. Le rythme laisse l’ouvert être ». Pour nous ce monde est simple et trouve confirmation dans le fait que le cadre du soir, lorsqu’il est dépourvu de sa mouvance rythmique l’est de son apparente magie. Dès lors, les difficultés de Nora interrogent la parentalité biologique du point de vue de sa capacité rythmiquement implicative.

Il y a là une manière de déterminer le poids de toute chose, capable d’aider un corps à déplier ses jambes afin de se porter et de se mouvoir, capable d’en retrouver en amont les raisons de son non dépliement. Nous y voyons une réponse possible à la question de Viderman. L’analyse de l’engendrement du corps propre offre la possibilité « de déterminer d’une nouvelle façon le poids de toute chose » et dans le même temps, « de permettre à l’ensemble des phénomènes inconscients de reprendre une nouvelle position ».

Telle n’est pas la lecture actuelle que propose GH de la situation de Nora, lecture dont nous sommes allés à la recherche de son propre engendrement. Nous avons cru y retrouver jongleur et lanceur de bouteille à la mer. Ils ne manquent pas dans l’histoire de la psychanalyse, qui a mis elle aussi, comme Nora, bien du temps à retrouver ses jambes et leur engendrement. Il lui a fallu avec Mélanie Klein, Rosenfeld, Resnik découvrir la portée de l’introjection des « parents combinés structurants », et prendre appui sur l’identification projective à des fins de communication, et donc sur une symbiose qu’un rythme traverse en direction de l’ouvert. Notions que signale GH mais dont elle ne se sert pas dans les deux articles évoqués.

Avec les épilepsies des Dostoïevski nous retrouvons le même problème corporellement signifié, celui de corps capables de se désintégrer, de chuter, voire de décéder en lien avec la parentalité qui les a engendrés mais également de resurgir. Désintégration des enfants, désintégration des parentalités, re-créations… Ce problème dissociatif/associatif entre enfance et parentalités, nous le voyons au travail avec Dostoïevski puisqu’il habite dans la durée des vies et des morts humaines, plusieurs vies et plusieurs morts et une œuvre littéraire considérable. C’est ainsi qu’il est possible, à travers ce chaos dissocié et dissociant, d’accompagner Dostoïevski dans sa genèse depuis son enfance en lien avec sa parentalité, puis, dans sa quête d’un intégrant qu’il ne parvient pas à trouver à partir de lui-même. Il en trouvera deux. Le premier en idéalisation/clivage, au contenu narcissico orthodoxe est apparenté au jongleur de Viderman et à sa bouteille à la mer. Il a son nid dans les étoiles qui l’aide à tenir en suspension non sans rigidification idéalo surmoïque ni désintégration et chute, par exemple dans des épilepsies très récurrentes dans son oeuvre. Le corps propre n’est pas d’accord. Le second est implication rythmique. Il est à l’écrivain ce qu’était le cadre pour Nora. Il s’appelle Anna, sténodactylo qui deviendra sa femme. Elle a l’art de la pause et du rythme et sait être ouverte à l’originaire, réceptive à l’événement et capable de s’y transformer.

La vie et l’œuvre de Dostoïevski à partir de 1865 illustrent cette bi polarité désintégrative/intégrative : et par exemple à travers le jeu de la roulette, véritable équivalent épileptique, où se manifeste la tyrannie de l’idéalisation et du clivage, sa surdité, sa cécité, son impulsivité, son emprise qui lient les mains et la pensée, sa déstructivité incroyable ; et par opposition, la non moins incroyable réceptivité d’Anna, sa non moins bouleversante capacité implicative, rythmiquement intégratrice, progressivement transformatrice au point de libérer du dedans des mains ligotées ; la fermeté, la permanence et la douceur de son amour qui est rythme, donation d’une réceptivité transformante.

A terme, Dostoïevski restera prisonnier de l’idéalisation dans laquelle le tenait son écriture. Il lui fallait se faire un nom, croyait-il, pour ne pas s’effondrer. L’écriture était, croyait-il, la médication à son angoisse de chute, aux dysrythmies d’origine parentale qui le chaotisaient. Idéalisation narcissique avec laquelle l’idéalisation de l’orthodoxie joue à donnant-donnant. Chacun y trouve son compte, ou plutôt son décompte. Il a joué à la roulette de la complaisance narcissique l’écriture et l’Ecriture contre son corps propre. C’est-à-dire perdu la compréhension de l’essentiel, ce qu’Anna lui donnait à partager, un rythme et sa portée ouvrante. Le prix à payer, on le sait, ne le concerne pas lui seul. La dysrythmie d’origine parentale dont il était habité, dont il était pour une part la répétition et qui lui survivra, a tué deux de ses enfants, d’épilepsie. Et qu’est-ce que l’épilepsie si ce n’est un corps propre privé d’intégrant rythmique dès le contact, dès l’origine.

Regarder la vie et l’œuvre de Dostoïevski à partir du corps propre

Pour nous, la vie et l’œuvre de Dostoïevski trouvent à s’éclairer dès lors qu’elles sont regardées, non pas à partir de l’en face de la fascination, mais à partir du corps propre. Une fascination dans laquelle excellait l’écrivain et dont il avait une expérience particulièrement vive puisqu’elle était ce dont il souffrait. Elle cheville son écriture à partir de laquelle il en fascine plus d’un. Dans « Les Frères Karamazov » il fera dire à Yvan la souffrance que représente le fait d’être incapable de distance. Dostoïevski parle d’expérience, l’en face le tétanise au point de le faire courir ça et là de la façon la plus anormale. Regarder à partir du corps propre, c’est le faire à partir « d’un voir qui constitue la vue qu’un existant a de son pouvoir être », un pouvoir qui ne peut être fondé que sur un rythme à commencer par l’instant de la pause.

Dostoïevski parviendra à en faire l’expérience un soir de perdition et de terreur. « Peux-tu croire Anna que j’ai maintenant les mains déliées ». Dostoïevski interroge Anna et s’interroge sur la possibilité d’Anna de faire la pause et de s’ouvrir à la croyance selon laquelle lui, Fedor, en sera désormais capable. Ne lui a-t-il pas promis mille fois qu’il avait cessé de jouer et ne s’est-il pas autant de fois dérobé à sa parole ? Oui, il fait bien de poser la question, car si Anna en sera capable comme elle en a toujours été capable d’ailleurs, lui n’en sera que partiellement capable là encore. S’il cessera de jouer à la roulette, ouvert à l’amour de l’autre et du rythme, il ne cessera pas de convulser ni d’idéaliser le pouvoir de fascination de son écriture, enfermé dans l’amour-fusion de soi et de l’autre. Une écriture qui sera incapable de s’ouvrir à ce qu’il aura découvert avec Anna, puisque dans « Les Frères Karamazov », écrit bien après l’expérience libératrice de l’ouverture rythmique, non seulement il n’en parle pas, mais il en interdit l’accès dès l’élaboration du plan de l’ouvrage, en idéalisation/clivage/expulsion. Ce qu’il a vécu comme une extraordinaire libération de la roulette, il est incapable de le voir et de le faire voir. A terme, l’implication rythmique d’Anna dévoile sa portée intégratrice, créationnelle, aimante et aimée alors que l’idéalisation narcissico théologique apparaît diversement destructrice et se rigidifiant au fil du temps. Destructrice en particulier de la capacité à voir et à entendre puisque la fascination sur laquelle elle se fonde à pour objet de capturer les intelligences et les sensibilités afin de les aveugler d’une part, pour leur montrer ce qu’il faut leur montrer d’autre part, comme Dionysos le Dieu au regard vide et capteur de regard. Ce faisant, c’est le pouvoir être du lecteur qui est dissocié, c’est la capacité à engendrer un développement instrumental qui est détruite. Comment mieux le faire entendre qu’à travers l’effondrement épileptique et le décès de ses enfants ?

Cécité des critiques à l’égard d’un verbe fascinant et destructeur

Car l’étonnant c’est de pouvoir lire dans le texte même de Crime et Châtiment par exemple, comment opèrent les trichines (la fascination) pour prendre possession de l’esprit de tous, pour détruire leur instrumentalité, leur lucidité, leur jugement rendu inutile, pour un travail de mémoire, un travail critique. C’est ensuite de pouvoir suivre dans « L’Idiot », « Les Possédés », « Les Frères Karamazov », la portée destructrice de cette manière de faire avant d’assister à une absence totale de clairvoyance chez les critiques qui ne tarissent pas d’éloge à l’égard de ce prophète. Ce n’est pourtant pas du tout ce que disent les corps propres. Ils disent que c’est une pensée hostile à l’engendrement du corps propre, hostile à l’engendrement d’un pouvoir être en propre. L’analyse de l’engendrement du corps propre permet, décidément, à l’inconscient de reprendre une nouvelle position.

« Là où manque le rythme aussitôt arrive la crise mortifère de l’enfant » (Maldiney)

La vie et l’œuvre de Dostoïevski donnent à voir leurs engendrements, le sillon du germinal à partir duquel elles ont germiné, le comment de leur germination, leur fécondité, le dévoilement de leurs ouvertures et de leurs impasses.

Nous le savons l’implication rythmique de la parentalité au plus près de la réalité émotionnelle du nourrisson est nécessaire au développement intégratif et instrumental de l’enfant. Et inversement, du manque d’implication rythmique au sein du relationnel résulte une carence instrumentale et intégrative et donc un monde dissocié, de violence pour l’enfant comme pour la parentalité. L’épilepsie en est le paradigme, elle est au cœur de la vie de l’écrivain, de sa propre corporéité comme de celles de deux de ses enfants qui en décéderont.

Elle va de pair avec les dissociations de ses parentalités biologiques, source d’angoisse dont il se défend par l’idéalisation, en particulier de ses capacités d’écrivain.

En 1865 Dostoïevski connaît une grave crise existentielle. Il est en échec littéraire, perd sa femme, son frère Mikaïl. Sa misère matérielle est extrême, il ne cesse de jouer à la roulette, de perdre et de convulser. A partir de cet effondrement il décide de réinvestir l’orthodoxie de son enfance.

De 1865 à 1881 Dostoïevski se réfère à 2 parentalités. A celle d’une sténodactylo, Anna, qui deviendra sa deuxième femme et dont l’implication rythmique, ternaire est l’intégrant. Et à celle de l’orthodoxie en idéalisation clivage, binaire, faussement intégratrice, déstructrice, structuralement identique à l’idéalisation de la toute puissance narcissique. Nous en accompagnerons la portée dans la vie de l’écrivain comme dans ses grands romans que sont : « Crime et Châtiment », « L’Idiot », « Les Démons », « Les Frères Karamazov ».

Depuis 1881, de nombreux penseurs se sont intéressés à Dostoïevski, il sera possible d’appréhender leur démarche, « de critiquer leur parentalité », à partir des enseignements reçus de la clinique.

Afin de nous acheminer au plus près du sillon du germinal nous demeurerons au contact de la chronologie, de la vie, comme des publications de l’écrivain.

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Les camarades de classe le décrivent comme un enfant sérieux, rêveur, pâle, sans joie et sans jeux, sans relation, toujours un livre sous le bras, apraxique. C’est un enfant privé d’enfance, sans spontanéité émotionnelle, sans expérience psychomotrice, tout en rétention, sans monde et sans corps. C’est contre ces manques, ces béances que s’organise l’idéalisation de son omnipotence narcissique, nécessairement destructrice. Adulte il dira de lui-même qu’il « va jusqu’au bout partout et en tout. Toute ma vie j’ai dépassé les bornes ». Ce jusqu’auboutisme nourrit son psychologisme pénétrant voire intrusif, explicatif, sa maîtrise du pathétique, son art de la fascination qui préside à son esthétique. Son épilepsie dit l’inadéquation de l’idéalisation de sa maîtrise à l’encontre des émotions qui le dissocient.

Il a toujours parlé de sa mère avec amour, une mère qui a sacrifié sa vie pour son mari, suscitant envie et jalousie pour ses dons aimants plus que gratitude. Elle disparaîtra à 35 ans après 7 grossesses, emportée par la mélancolie et la tuberculose. La destructivité du père de l’écrivain, médecin colonel chirurgien aux armées à 28 ans, n’a cessé de croître avec le temps, comme si les idéaux qui avaient porté son enfance et son adolescence s’étaient pervertis à l’expérience des champs de bataille. C’est un homme aigri, fermé, arrogant, d’une extrême avarice, coléreux, brutal, cruel, alcoolique chronique. Mais surtout époux jaloux, suspectant sa femme de tromperie à chacune de ses grossesses, envieux de ses dons aimants, et attaché à les détruire. Devenu veuf, il s’en prit à des enfants, des fillettes de douze ans, de seize ans. Homme déchu et de plus en plus cruel à mesure que son alcoolisme s’accentuait. Père impensable dont l’écrivain n’aimait pas qu’on lui parle. Son assassinat, enivré et étouffé par ses serfs est-il dit, semble une vengeance pour les femmes et les fillettes qu’il violentait. La première crise d’épilepsie de Dostoïevski eut lieu à l’annonce de la mort de son père. A partir de « Crime et Châtiment » toute son œuvre est habitée par la relation enfance parentalité qui structure explicitement « Les Frères Karamazov ».

Dès l’adolescence Dostoïevski a idéalisé ses capacités d’écrivain. On peut penser qu’il en attendait une élaboration des souffrances de son enfance, une réassurance personnelle. Dès la publication de son premier roman « Pauvres Gens », qui est un succès, il écrit à son frère « jamais ma gloire ne dépassera le sommet où elle atteint maintenant. Partout je suscite un respect incroyable, une curiosité surprenante… tout le monde me considère comme une merveille… le bruit se répand qu’une nouvelle étoile vient d’apparaître et qu’elle fera rentrer tout le monde dans la boue ». Succès éphémère auquel fait suite l’échec du roman « Le Double ». « La seule pensée d’avoir trompé l’attente du public et d’avoir gâché une œuvre qui pourrait être grandiose, me tue littéralement ». La dépendance servile à l’égard du public dans un lien souvent pathétique, de mutuelle fascination, est manifeste. Nous sommes dans le registre de l’identification projective pathologique. La carence intégratrice est totale. C’est pourquoi la crise existentielle de 1865 ne nous surprend pas.

Sans Anna, y aurait-il jamais eu de Dostoïevski ?

Alors qu’il lui reste un tiers de « Crime et Châtiment » à écrire, fin septembre 1866 Dostoïevski est « un homme en plein désarroi qui arpente rapidement la pièce en fumant et semble très inquiet… tout est perdu » dit-il à Milioukov, un ami de passage. En effet le contrat signé avec son éditeur l’engageait à rendre le 1er novembre 1866 un roman inédit comprenant au moins dix feuilles d’imprimerie grand format. A défaut, tous les écrits des neuf années à venir appartiendraient à l’éditeur. De fait c’était mission impossible, Dostoïevski avait signé un contrat totalement inadapté, suicidaire. Milioukov eut alors l’idée de lui proposer de dicter le roman à faire à une sténographe.

Cinquante ans plus tard Anna -la sténographe- décrit l’expression de souffrance inoubliable de sa première rencontre avec l’écrivain. « Je ne trouve pas de mots pour exprimer l’impression angoissante et pitoyable qu’il produisit sur moi. Il me sembla distrait, terriblement soucieux, délaissé, solitaire, énervé, presque malade. Il semblait accablé par les malheurs au point de ne pas voir le visage d’autrui et de ne pas être en état de tenir une conversation. Il me pria de m’asseoir à son bureau et me lut à toute vitesse quelques lignes du « Messager russe ». Je n’eus pas le temps de noter et je lui fis remarquer que ni dans la conversation ni en dictant on ne parlait jamais aussi vite que lui ».

Notons que Dostoïevski est alors un homme qui arpente l’espace rapidement en fumant, perdu, solitaire, accablé… Si excité qu’il est difficile d’être à son contact. Le face à face glisse et se dérobe. La vitesse de son propos signifie sa désintégration. A l’inverse c’est à travers la maîtrise de la vitesse, au sein de la relation interpersonnelle, c’est à dire par le rythme que la sténographe parvient à permettre un contact, un ancrage. « Il lut plus lentement puis me demanda de traduire les signes sténographiques en clair. Il me hâtait sans cesse en disant : « ah comme c’est long, est-ce que c’est vraiment si long à recopier ? Je me hâtais trop et j’oubliais un point entre deux phrases, mais la phrase suivante commençait par une majuscule et on voyait que le point était seulement omis ». Dostoïevski fut extrêmement indigné par ce point omis et il répéta à plusieurs reprises « est-ce possible (…) ».

Il n’est question que de rythme. D’un côté une sténographe qui maîtrise parfaitement la situation en imposant son rythme, majuscule à l’appui et de l’autre un écrivain qui par sa précipitation, son angoisse, son exigence, le menace au risque de s’en désintégrer. Au moment du départ de sa nouvelle collaboratrice Dostoïevski fait part de sa satisfaction en précisant quelle était sa crainte à propos du sténographe attendu à savoir l’ivresse d’un homme saoul, disait-il, c’est-à-dire d’un corps propre dépourvu d’intégrant. On doit penser que c’est de sa propre ivresse mentale, de sa propre excitation dissociante, à l’encontre de son moi instrument corporel, que Dostoïevski avait peur et qu’il était rassuré d’avoir trouvé son maître. Le rythme est la seule réponse au vertige.

Les premières séances de dictée se déroulèrent dans une atmosphère de tension et d’angoisse : cette méthode ne lui valait rien, sa cause était perdue. Mais les sténogrammes soigneux et exacts de sa secrétaire l’apaisèrent peu à peu. Le roman sur le joueur semblait réussi. La rédaction devenait plus facile, la qualité s’en trouvait améliorée, et le rythme de travail sensiblement accéléré. L’auteur était pris par son sujet. Le succès grandissant et la confiance croissante qu’il avait en son aide engendrèrent aussi une nouvelle attitude envers celle-ci. Il la regarda et commença à échanger avec elle. La portée intégratrice du rythme manifeste sa fécondité unifiante, instrumentale, relationnelle. Les angoisses dissociantes se métamorphosent en plaisir créatif, les angoisses de mort s’intègrent aux forces de vie. L’appropriation de la créativité renforce les capacités créatrices et l’ouverture à l’altérité, à l’échange. Le 30 octobre la sténographe remis à Dostoïevski le roman achevé. Il avait été écrit en 26 jours. On le sait, le 8 novembre Anna Grigorievna revint chez Dostoïevski pour l’aider à achever « Crime et châtiment ». C’est alors qu’il lui proposa de l’épouser. Il s’agit d’un amour inconnu de Dostoïevski, tout intérieur, éloigné des passions de son premier mariage. Nous le dirons rythmiquement accordé. Il va de soi que cet accord rythmique entre l’écrivain et Anna a largement contribué à sa créativité. Sans Anna, y aurait-il jamais eu de Dostoïevski ?

Il convient de nous laisser instruire par cette rencontre, d’en repérer la matrice créationnelle.

Notons la sobriété de la présence d’Anna : pas si vite, un point, une majuscule, des sténogrammes réguliers. Une goutte d’eau en somme, un rythme, dans ce corps à corps et l’ivresse est vaincue. Il n’y a rien d’autre à dire, simplement en épouser la pause, le rythme. Notons encore un détail qui n’en est pas un, à propos de leur rencontre amoureuse. Dostoïevski a commencé à parler du carrefour où il se trouvait dans sa vie. Allait-il partir pour l’Orient, pour l’étranger ? S’adonner à la passion du jeu ? Se remarier pour fonder une famille ? Anna lui conseille la troisième solution. Un peu plus tard, Dostoïevski parla du nouveau roman qu’il était en train d’inventer. « Un peintre (…) de son âge (…) qui a vécu ça et ci (…) comme moi, rencontre une jeune fille (…) de votre âge (…) est-il possible qu’elle l’aime ? » C’est à travers la projection d’une fiction, dans l’en face qu’il est allé à la pèche d’Anna. L’implication rythmique de soi au sein du relationnel lui était difficile.

« Crime et châtiment »

Nous venons de découvrir la parentalité d’Anna. Il est possible de faire connaissance avec celle de la conception orthodoxe à laquelle se réfère explicitement Dostoïevski, à partir de la crise de 1865, en suivant son opérativité dans « Crime et Châtiment » qu’illustre à merveille le cauchemar des trichines qui conclut le roman. Raskolnikov est alors au bagne en Sibérie où il expie le crime qu’il a volontairement avoué.

Un cauchemar lui revient alors en mémoire. « Il lui semblait voir le monde entier désolé par un fléau terrible et sans précédent… des trichines microscopiques, d’une espèce inconnue jusque là, s’introduisaient dans l’organisme humain. Mais ces corpuscules étaient des esprits doués d’intelligence et de volonté, les individus qui en étaient infectés devenaient, à l’instant même, déséquilibrés et fous. Toutefois, chose étrange, jamais les hommes ne s’étaient crus aussi sages aussi sûrs de posséder la vérité… On abandonnait les métiers les plus simples car chacun proposait des idées, des réformes sur lesquelles on ne pouvait arriver à s’entendre… Ils commençaient à s’accuser mutuellement, à se battre, à s’entretuer… ». Une issue à ce monde cauchemardesque est alors proposée : «  seuls dans le monde entier peuvent être sauvés quelques hommes élus, des hommes purs, destinés à commencer une nouvelle race humaine, à renouveler et à purifier la terre ». Dans sa première partie ce cauchemar met en scène le fléau terrible qu’est l’idéalisme, activité mentale de déliaison à l’encontre de l’instrumentalité : le corps instrument perd son équilibre ; la pensée instrument se dissocie ainsi que les identités : le sage devient fou et certain de n’avoir jamais été aussi sage ; le corps social se dissocie, les gens ne s’entendent pas et s’entretuent ; les métiers les plus simples sont abandonnés, dans le même temps on ne cesse de chercher de nouveaux instruments, on ne parle que de réformes sans le moindre repère ce qui est inévitable dès lors que la pensée s’éloigne de la logique de l’engendrement du corps propre dans son être au monde. A ce stade du cauchemar deux voies sont possibles : ou la pensée instrumentale se ressaisie, retrouve la pause et le rythme, dénonce et récuse l’idéalisme, ou à l’inverse, c’est l’idéalisation qui l’emporte, « nouvelle race d’hommes purs ». Dans le cauchemar le choix est clairement exprimé, il structurera l’ensemble de l’œuvre de Dostoïevski, c’est celui de l’idéalisation de l’omnipotence narcissique dont on connaît l’inévitable destructivité.

Nous pouvons conforter la compréhension de ce cauchemar par l’histoire de sa germination, objet du roman, à partir du rêve de la petite jument qui précède le crime de Raskolnikov. Dans le rêve une petite jument sans défense est fouettée à mort. Pendant le massacre de la petite jument quelqu’un dans la foule crie soudain : « elle va tomber, vous verrez les amis, sa dernière heure est venue… Prends une hache, il faut en finir d’un coup ». A la fin du rêve, le fouet dont était victime la petite jument (dans son enfance et dans le rêve), a été remplacé par la hache dont Raskolnikov anticipe qu’il usera pour réaliser son crime. Hier identifié à la victime, Raskolnikov va devenir criminel. Deux solutions sont possibles, soit éprouver et intégrer les tensions contradictoires, en s’impliquant rythmiquement dans un travail de mémoire, via la voie associative, afin d’en devenir le moi instrument intégratif et résolutif ; soit les expulser conformément à la logique de l’idéalisation et du clivage expulsif. La voie associative aurait pu être celle des violences de son enfance ou de son adolescence, celle d’un cocher battu, d’un oncle maternel giflé par son père, celle de sa mère encore enceinte se roulant par terre sous les insultes de son père… Mais c’est la voie de la désintégration expulsive pulsionnellement salvatrice qui est choisie. Il est possible d’en suivre les enchaînements dans le roman. Après l’idéalisation du crime, c’est au tour de la culpabilité d’être absolutisée d’où résulte un clivage, une perte de contact avec l’humain. Un contact que retrouve Raskolnikov à travers la rencontre de Marmeladov, l’alcoolique, qui, renversé par une voiture se meurt sur le chemin et auquel Raskolnikov vient en aide.

Il importe de repérer le tour de passe-passe autour du vecteur contact. Raskolnilov perd le contact avec sa criminalité du fait de sa culpabilité, mais il le retrouve du fait de son rapport symbiotique à Marmeladov, une victime. Ce tout de passe-passe typiquement trichinique permet de ne pas élaborer la criminalité, sadique ou masochiste, c’est-à-dire l’idéalisation qui les soustend. C’est donc au tour du contact réparateur, quasi symbiotique, d’être idéalisé, ce qui le mène à Sonia, la fille de Marmeladov, qui se prostitue pour venir en aide à sa famille et qui le conduit vers un Dieu qui pardonne tout, qui fait tout, qui ressuscite Lazare, comme il est écrit dans l’Evangile, texte qu’elle ne lit même pas car elle le connaît par cœur et y adhère sans le moindre esprit critique. Idéalisé, sacralisé, un tel texte, un tel Dieu, permettent de se cliver de l’histoire propre, de toute instrumentalité, de toute élaboration concernant la criminalité de l’idéalisme et incite à se projeter dans l’en face. Encore faut-il avouer le crime, ce que facilité le juge Porphyre en flattant le narcissisme de Raskolnikov : « par votre aveu, devenez un soleil et tout le monde vous reconnaîtra ». C’est ainsi que Raskolnikov se retrouve en Sibérie, entre les mains de l’en face, de la rêverie, de Dieu, totalement clivé, détourné d’un travail de mémoire, coupé de ses capacités instrumentales.

L’idéalisation de l’en face déjà présente dans l’état de rêverie qui accompagnait le retour à la mémoire du cauchemar des trichines, se retrouve encore dans les rêveries autour d’Abraham qui lui font suite. La destructivité de l’idéalisation de l’en face à l’encontre de d’une pensée de l’engendrement est manifeste. « Raskolnikov sortit du hangar, s’assit sur un tas de bois amoncelé sur la berge et se mit à contempler le fleuve large et désert… du bord opposé et lointain arrivait un chant dont l’écho retentissait aux oreilles du prisonnier. Là, dans la steppe immense inondée de soleil, apparaissait ça et là, en points noirs à peine perceptibles, les tentes des nomades. Là était la liberté, là vivaient les hommes qui ne ressemblaient en rien à ceux du bagne. On eut dit que là, le temps s’était arrêté à l’époque d’Abraham et de ses troupeaux ». Nous sommes retournés au paradis sur terre d’avant le temps, au contact de l’innocence d’avant le pêché. « Raskolnikov regardait cette lointaine vision, les yeux fixes, sans bouger. Il ne réfléchissait plus ; il rêvait et contemplait ». Il est sans monde et sans corps, dans l’en face. Il est manifeste qu’un tel Abraham accompagne Raskolnikov dans la régression au point d’en perdre son identité, comme dans le rêve des trichines où les sages deviennent fous. En effet, qu’en est-il de l’identité même d’Abraham sinon qu’elle est la figure du choix de l’anthropogenèse au sein de la relation enfance-parentalité. Lui aussi, comme Raskolnikov, s’était saisi d’une hache ou de son équivalent sacrificiel entre père, fils et Dieu, c’est-à-dire une idéalisation à laquelle il sacrifiait Isaac. Lui aussi s’était dit « Seigneur se peut-il que j’aille lui fracasser le crâne… », mais à l’inverse de Raskolnikov il avait renoncé à l’agir de la violence idéalisée au profit de son intégration au sein de la surrection du corps instrument en lui et chez l’autre : « va, dresse-toi, ouvre-toi au pays que je te montrerai ». Il avait substitué à l’élévation sacrificielle sur un bûcher et à son enfermement dans l’en face, la surrection anthropogénétique du corps propre et sa verticalisation en direction de l’ouvert du monde. Or, à travers Raskolnikov/Dostoïevski, Abraham, symbole de l’originarité du temps et de l’émergence du corps propre, est devenu temps arrêté, un ruminant. Il a inversé, annulé la logique de l’anthropogenèse où se révélait son identité. Du fait de la dynamique régressive, la hache et les pulsions agressives ont changé d’espace. Elles sont passées d’une intégration dans un Abraham en développement, via l’implication rythmique de soi, à l’en face des trichines via la toute puissance en idéalisation clivage. « Raskolnikov-Abraham-le-ruminant-Dostoïevski » est devenu un élu, un homme pur, une race nouvelle destinée à purifier la terre… Un idéal terroriste et terrifiant, imperméable à tout contact, au royaume de l’en face. L’idéalisme va de pair avec sa négation. Le processus masque sa violence destructrice. Pourtant il est plus destructeur que la hache qui a fracassé le crâne comme ne cesseront de le montrer tous les romans qui feront suite.

L’idéalisation trichinique de l’en face se retrouve encore dans la non interprétation du rêve des trichines par l’écrivain qui « présente alors pour la première fois au lecteur, une vision de ce paradis sur terre qui reviendra dans ses romans suivants » (SS 93), attaquant d’autant la logique implicative qui préside à la genèse de l’intégration des pulsions au sein de l’instrumentalité et d’un pouvoir être de compréhension. Pourtant régression et rêveries, dérobades face aux événements, en face orthodoxe ou narcissique, ont dévoilé le comment de l’introduction des trichines dans l’organisme, leur manière de délier l’implication rythmique de soi dès le contact, de trouer à l’insu de tous la surface du monde, comme autant d’identifications projectives pathologiques si essentielles à repérer. A travers ce roman la forme inerte et endormie de la pulsion de mort, la plus redoutable selon Rosenfeld, a établi son règne qui ne faiblira pas dans la suite des romans, bien au contraire évidemment.

Parmi les modalités trichiniques il convient de démasquer l’opérativité propre à l’esthétique de Dostoïevski, à ses capacités de pénétrations psychologiques, à son pouvoir d’intrusion dans les profondeurs de la pensée, et de retirement : qu’en pensez-vous ? C’est avec « l’agilité du chat » que l’écrivain use du pathétique, de la fascination, obligeant le lecteur à entrer en résonance avec le récit, à s’y impliquer, à prendre parti, alors que déjà sa propre pensée est dépassée.

Sa manière d’user de la pensée et de l’écrit est enfin conforme au « courir ça et là de façon tout à fait anormal », dont il parle alors qu’il est au bord de l’abîme en 1865, conforme à la dissociation épileptique qui l’habite, agitation dont il s’efforce de nous envahir pour nous imposer sa problématique et ses solutions dissociantes et dissociées. Le rêve des trichines représente à merveille comment s’engendre une crise d’épilepsie, une dissociation, à partir d’un contact intrusif, à l’insu de la pensée, dissociant l’instrumentalité, déséquilibrant le corps, la sagesse, les taches les plus simples jusqu’à la survenue des querelles, des violences, au risque de la crise. A moins que le mouvement ne s’inverse et qu’à l’excitabilité succède l’apathie : c’est de cette façon qu’Abraham, lui-même, est retourné à la rumination en Chaldée, désinstrumentalisé.

Nous venons de faire connaissance avec deux types de parentalité. L’implication rythmique d’Anna, fondée sur la pause et donneuse de l’ouvert dès le contact, dont nous avons pu appréhender la fécondité relationnelle, intégratrice, créationnelle, instrumentale ; celle de la conception orthodoxe en idéalisation clivage, destructrice, dès le contact, de la dynamique intégratrice et développementale symbolisée par l’intrusion et la déliaison des trichines dont témoigne la non implication de Raskolnikov, la régression que symbolise la destruction de la figure d’Abraham, symbole universel de l’émergence instrumentale et anthropogénétique, d’où résulte également la cécité du regard qui voit et ne voit pas que l’origine du terrible fléau est là, et qui, du fait de cette cécité n’interprète pas le matériel. Ces deux logiques se retrouvent mêlées dans la vie comme dans l’œuvre de l’écrivain l’idéalisme résistant à tout processus intégratif. Nous proposons de rejoindre l’écrivain dans sa vie après 1865 avant de le retrouver dans son œuvre.

Anna découvre les violences dissociantes de son mari

Fin novembre 1866, alors qu’ils n’étaient que fiancés, Dostoïevski vint voir Anna. Il était transi et tremblant de froid. « Tu n’as donc pas ta pelisse ? ». Il apparut qu’il avait dû l’engager afin de répondre à des dettes urgentes. Une vive explication suivit. « Je commençais calmement, mais à chaque mot la colère et le chagrin croissaient en moi (…) lui démontrant qu’il avait aussi des obligations envers moi, sa fiancée ; j’assurai que je ne survivrai pas à sa mort, je pleurais (…) en proie à une crise de nerfs. Fédor était très attristé (…) il essayait de me calmer ». « Je suis si habitué à ces engagements que je n’y ai prêté aucune attention, si j’avais su que tu prendrais cela au tragique, je n’aurais jamais permis de le faire ».

Cet épisode met en évidence deux manières de penser et de vivre. Pour Dostoïevski la « pelisse mémoire » s’engage, se dégage, sans qu’il vaille la peine d’y prêter attention. Ce que signifie l’activité de déliaison des trichines dont nous venons de voir la portée destructrice dans « Crime et Châtiment ». Pour Anna il en va tout autrement. Le corps est mémoire, celle du froid par exemple, ce qui impose de s’en souvenir, surtout en Russie où il est effectivement tragique de l’oublier. Et parce que la mémoire d’Anna est corporelle, elle pleure, crie, dit sa colère dans l’instant, refusant d’être embarquée dans les tourbillons amnésiques de son futur mari. Ce en quoi elle pense sainement.

Dans les jours qui suivirent leur mariage (février 67), sa femme, qui n’a que 20 ans alors qu’il en a 44, découvre à l’occasion d’une soirée chez sa sœur que Fédor est épileptique : « à l’issue de la soirée, Fédor racontait quelque chose d’intéressant à ma sœur. Soudain il s’interrompit au milieu d’un mot, pâlit, se souleva du divan et commença à se pencher de mon côté. Je regardais avec stupéfaction son visage changé. Mais soudain un cri terrible, inhumain se fit entendre, plus exactement un hurlement et Fédor tomba en avant ». Elle était dans l’ignorance de ce mal connu depuis vingt ans, qu’elle dit incurable.

« Pendant cette triste semaine, poursuit-elle, commencèrent les ennuis et les malentendus qui empoisonnèrent les premières semaines de notre existence. Ennui d’argent. Il fallut partir à l’étranger pour fuir les créanciers (…) (avril 67), loger dans une maison inconfortable (…) où des enfants hurlent. Nous n’avons pas un sou. Nos affaires sont engagées et peuvent être perdues (…) ». Anna enceinte de six semaines a de terribles vomissements, de fortes douleurs. Il souffre de crises d’épilepsie, il a peur de la mort et ne cesse de jouer à la roulette et de perdre.

Peu après, ayant tout perdu, il demanda à sa femme de lui confier ses bijoux pour les mettre en gage. « Je pris mes boucles d’oreilles et ma broche et je les regardais longtemps, longtemps. Il me semblait que je les voyais pour la dernière fois (et il en fut ainsi). J’avais terriblement mal, j’aimais tant ces choses qui m’avaient été offertes par Fédor ». 

« Il sortit. Anna éclata en sanglots. Elle souffrait terriblement. Tout lui semblait extrêmement douloureux, irréparable. C’était un désespoir proche, à ce qu’il lui semblait, de la démence (…) trois heures passent. Enfin, Dostoïevski revînt. Il me dit qu’il avait tout perdu, même l’argent des boucles d’oreille. Il s’assit sur une chaise et voulut me prendre sur ses genoux, mais je me mis moi-même à genoux devant lui et j’entrepris de l’apaiser (…) Il m’assura que c’était la dernière fois, mais il ne put poursuivre, s’accouda à la table et se mit à pleurer. Oui, Fédor se mit à pleurer. Il dit : je t’ai volé tes derniers biens et je les ai emportés et perdus. Je tentais de l’apaiser mais il continuait à pleurer. Comme j’avais mal pour lui, c’était terrible de le voir souffrir ainsi (…) ».

Le lendemain, avec tout ce qu’il restait de leurs économies, il était de nouveau à la roulette et à nouveau il perdit tout. Il engagea son alliance et perdit. Anna donne sa précieuse mantille en dentelle (cadeau de sa mère) et son alliance, désespérant du succès. Une tristesse irréversible la dévore. Dostoïevski rentre tard dans la soirée. Cette fois il lui apportait un bouquet de roses blanches et roses. Il lui tendit les deux alliances. Après quelques allers et venues de la chance, il avait gagné 180 T. Deux jours plus tard, les 180 T étaient emportés par la roulette.  « Le soir un concert était donné et Anna aimait aller écouter de la musique mais c’était devenu impossible (…) et moi je dois mettre une robe noire dans laquelle j’ai horriblement chaud et qui en plus me va mal (…) ».Il ne lui reste qu’à se rendre sur la montagne, derrière la gare et à écouter de loin la musique, qui est étonnement belle ».

Le premier enfant naîtra le 5 mars 1868. Dostoïevski s’en montrera bon père, dit-elle, restant des heures près du berceau (adhésivité manifeste d’une inadéquation rythmique). Le bébé mourra le 24 mai suivant. Toute cette réalité est conforme à la destructivité qu’anticipait le rêve des trichines et dont témoigne le comportement de l’écrivain dans l’épisode de la pelisse, dans le non-dit de son épilepsie, dans ses problèmes de dette et de jeu, à l’égard d’Anna et du bébé qu’elle porte.

Ces événements parlent d’eux-mêmes, ils mettent en évidence d’un côté la parentalité rythmiquement implicative d’Anna, sa réceptivité, intégratrice et ouvrante, où s’articulent corps et monde au rythme des saisons, qui contient et ne cesse d’ouvrir un espace au contact de l’événement, tout en gardant l’âme musicale ; de l’autre la diversité et la violence des forces dissociatives qui habitent l’écrivain et, à travers lui, sa famille. Si Anna parvient à rester vivante, le bébé n’y parvient pas.

« L’idiot »

« L’Idiot » et « Les Démons » sont deux romans construits en miroir l’un de l’autre à partir d’une même position à l’encontre du rythme qui préside aux bonnes interdépendances et fondent une mémoire créationnelle. Le prince Mychkine est amnésique depuis 24 ans et Stavroguine répète inlassablement la maîtrise que sa mère exerçait sur lui lorsqu’il était enfant par le silence et le regard ; il répète une mémoire mortifère, un enfermement. Pas de contenant avec Mychkine, un contenant sans ouverture avec Stavroguine. Cette récusation du rythme n’est pas fortuite. Elle est structuralement cohérente avec le parti pris idéaliste qui organise chacun des romans.

Dans « L’Idiot », et dans un premier temps, l’innocence aimante de l’adulte enfant qu’est le prince Mychkine rassemble autour de lui les grands adolescents que sont Aglaé, Nastassia, Rogodgine, Hippolyte jusqu’au moment où le pouvoir d’attraction et la charge érotique de Nastassia perturbent le prince qui cesse d’être conforme à l’idéal de pureté projeté en lui. La confusion gagne chacun, tout le monde est double, soumis à des forces opposées comme l’idéal et la pulsion. C’est pourquoi l’angoisse règne dans un monde où les relations sont, faute de rythme, privées d’intégrant. Cette angoisse est explicitement déployée dans les cauchemars d’Hippolyte où se dit la terreur de ne pouvoir compter sur personne, pour personne, solitude ravivée au cours de la soirée anniversaire du prince où personne ne prête attention à l’autre. Dans son cauchemar un être répugnant s’introduit dans la chambre du jeune homme pour le mordre et le dévorer. « Il ressemblait à un scorpion mais ce n’était pas un scorpion, c’était quelque chose de plus repoussant et de bien plus hideux. Je crus voir une sorte de mystère dans le fait qu’il n’existait point d’animaux de ce genre dans la nature… il se trouvait déjà à la hauteur de ma tête et frôlait même mes cheveux avec sa queue qui tournait et ondoyait avec une agilité extrême… ». L’angoisse du sans prise mentale sur un insaisissable terrifiant est clairement signifiée. Ce rêve n’est pas sans évoquer un des chapitres les plus sombres de l’apocalypse où un pouvoir égal à celui des scorpions de la terre est donné aux insaisissables sauterelles, au serpent subtil, afin de « torturer les hommes », animaux auxquels l’Ecriture identifiait les forces du mal. Il est difficile de ne pas associer ces petites bêtes aux trichines, c’est à dire à l’insaisissable ruse de l’esprit à l’encontre du corps propre et de son engendrement, du rythme au sein du relationnel. Hippolyte parvient à préciser la nature de son angoisse et son origine « j’avais une peur atroce que l’animal ne me piquât, car on m’avait dit qu’il était venimeux. Mais ce qui me tourmentait le plus c’était de savoir qui l’avait envoyé dans ma chambre quel dessin on poursuivait contre moi et ce que cachait ce mystère ». La question de l’altérité est explicite et elle renvoie dans l’apocalypse au puits de l’abîme d’où sortent les sauterelles c’est à dire à l’absence de rythme au sein de la relation, à ce qui rend l’autre arbitraire, insaisissable, persécutif, qu’il soit présent ou absent. La première réponse à l’abîme est le vertige, signe de la projection des ancrages dans l’en face à partir de laquelle le monde se dérobe. La seconde –et il n’y en a pas trois- est le rythme. La question existentielle et inconsciente que pose Dostoïevski à travers Hippolyte est celle de savoir s’il peut compter sur l’implication rythmique de chacun au fondement de l’inter dépendance. Une fois de plus, Dostoïevski approche la solution à ses difficultés dissociatives, elles sont de l’ordre du rythme au sein du relationnel et impliquent de remonter aux origines de cet oubli, à savoir l’idéalisation de l’amnésie, porte ouverte aux sans loi, et d’en repérer le dysfonctionnement. Et par exemple, Rogodgine assassine Nastasia car le prince a oublié de tenir sa parole : c’est le prix de l’amnésie. Quand ce dernier s’en rend compte, accablé par la culpabilité et le chagrin, il tombe dans un coma irréversible : c’est le prix d’une mémoire accablante. N’y aurait-il pas de place pour une mémoire intégrative et instrumentante ?

« Les Démons »

Dans « Les Démons » « celui qui vaincra la souffrance et la terreur, celui-là sera lui-même Dieu. Quant à l’autre Dieu il ne sera plus. » Tel est l’idéal de maîtrise de Stavroguine qui rassemble autour de lui Chatov, Piotr, Kirilov. Il a besoin de quelques générations de débauchés pour y parvenir. Cet idéal de maîtrise s’est manifesté à l’occasion du suicide d’une fillette, Matriocha, qu’il a provoquée et dont il a assisté à l’agonie sans intervenir tout en regardant une araignée dans sa toile avant d’aller se lier les mains en épousant une handicapée, lien qu’il envisage de rompre par un nouveau meurtre. Stavroguine lie les mains de ses interlocuteurs du dedans, conformément à l’idéal de maîtrise qu’il a vécu enfant à travers le silence et le regard de sa mère qui ne le quittait pas des yeux. C’est ainsi qu’il a réussi à imposer à Kirilov l’idée de suicide comme acte extrême de liberté, un Kirilov ingénieur de formation qui ne parviendra pas à construire son pont n’y à aider Maria à accoucher, ni même à jouer à la balle avec un enfant. Ses mains, symbole de la capacité instrumentale de liaison, et de transformation, disent la carence de l’implication rythmique dont elles sont le lieu.

Tout bascule dans le monde de Stavroguine quand, se rendant rue de l’Epiphanie pour constater les avancées destructrices menées par ses fidèles disciples, il découvre la créativité relationnelle de l’enfant, sa résistance à l’encontre du mal qu’ils devaient répandre.

Vous aimez les enfants ? demande Stavroguine

Oui, répond Kirilov d’un ton assez indifférent

Par conséquent vous aimez aussi la vie ?

Oui, j’aime la vie ; pourquoi ?

Vous paraissez très heureux Kirilov ?

Oui, très heureux, répondit celui-ci.

Stavroguine, l’air sombre, le considérait avec une sorte de dégoût, mais sans la moindre ironie. « Je parie que la prochaine fois que je viendrai, vous croirez déjà en Dieu ».

C’est à partir de ces retrouvailles avec l’enfance que Stavroguine se remémore le suicide de Matriocha qui en vient à le hanter. Chaque nuit elle le persécute en levant vers lui son petit poing menaçant. Il y aurait place pour un travail de mémoire, en direction de la maîtrise meurtrière de sa propre mère à son égard, mais le Starets et l’idéal orthodoxe, une nouvelle fois, le récusent. A la confession écrite que lui propose Stavroguine, qui aurait pu ouvrir sur un travail de mémoire, le Starets lui conseille de laisser là ces papiers, c’est-à-dire son histoire, et de faire 5 ou 7 années de noviciat.

Deux idéaux, l’amnésie et l’hypermnésie, l’un et l’autre destructeurs de l’ouverture rythmique qu’est la mémoire, président à L’Idiot et aux Démons. Dans l’Idiot la hideuse fantaisie, inconnue et insaisissable, scorpion innommable, sauterelle, serpent subtil, dit l’angoisse d’une altérité qui se dérobe, puits de l’abîme, faute de rythme au sein du relationnel, laissant le corps torturé, torturant, venimeux, immature.

Les mains liées répètent la mémoire mortifère de Stavroguine et de sa mère. Elles maîtrisent l’espace et le temps afin que n’apparaisse pas l’angoisse au sein d’un relationnel privé de rythme. L’enfance rencontrée rue de l’Epiphanie parvient à desserrer l’étreinte. En émerge le petit poing levé d’une enfant, en appel d’une parentalité instrumentante, ouvrante.

Hideuse fantaisie et mains liées sont en miroir l’un de l’autre et disent la même carence rythmique au sein du relationnel, le même puits de l’abîme.

J’ai maintenant les mains déliées

Le 28 avril 1871, alors qu’il écrit son roman « Les Démons » commencé avant l’été 1870, Dostoïevski écrit à sa femme. « Une grande chose s’est accomplie en moi, la hideuse fantaisie qui me tourmentait depuis près de 10 ans a disparu. Depuis 10 ans, ou plutôt depuis la mort de mon frère, quand j’étais écrasé de dettes, j’ai rêvé de gagner. J’en rêvais sérieusement, passionnément. Maintenant tout est fini ! C’était vraiment la dernière fois. Peux tu croire, Anna, que j’ai maintenant les mains déliées ? J’étais lié par le jeu, maintenant je penserai au choses sérieuses au lieu de rêver du jeu des nuits entières comme cela m’arrivait ».

C’est très précisément à cette angoisse de l’abîme qu’Anna a répondu dès le premier contact : « pas si vite », « une majuscule », « un point ». Un rythme dans la relation langagière pause incluse. Nous en avons partagé la fécondité. Dès le premier jour, l’homme saoul, titubant, courant de ci de là, se pose à son tour. Non sans que soit attaquée la méthode relationnelle « qui ne vaut rien ». Mais les sténogrammes tombent régulièrement, soigneux, exacts. La rédaction devient plus facile. La qualité s’en trouve améliorée. Le rythme du travail s’accélère sensiblement. L’auteur est pris par son sujet. L’écrivain commence alors à regarder sa secrétaire, à échanger avec elle. La portée intégratrice du rythme manifeste sa fécondité, unifiante, instrumentale, relationnelle, créationnelle. Les angoisses de mort dissociantes s’intègrent rythmiquement aux forces de vie y apportant leur énergie. Vingt six jours plus tard le roman est achevé. Encore un mois et l’écrivain propose à Anna de l’épouser sans vraiment comprendre la source de ce qu’il aime en elle comme nous en a instruit l’histoire de la pelisse où se manifeste la capacité implicative d’Anna au sein de ses relations et les habitudes dissociantes de Dostoïevski. Il a fallu endurer l’événement.

Comprendre la source de ce que l’écrivain aime à travers sa femme c’est dans le même temps comprendre la grande chose qui s’est accomplie en lui, germinant dans son monde interne jusqu’à ce que, six ans plus tard, disparaissent la hideuse fantaisie et le puits de l’abîme et que se délient les mains.

Anna nous aide à comprendre ce don de l’espace, de l’ouverture rythmique, cette manière d’aimer. « Je dois me rendre justice, écrit-elle, je n’ai jamais reproché à mon mari ses pertes au jeu ». Cette attitude non jugeante contraste avec le moralisme qui terrorise Fedor et qui précisément contribue à ses tourments en les amplifiant. Qu’on en juge par exemple par cette lettre de l’écrivain à sa femme qui vient de lui envoyer au prix de difficultés extrêmes, les 20 impériales nécessaires au voyage de retour : « j’ai tout perdu à 9h30. Je suis sorti comme un homme qui a perdu l’esprit, je souffrais tant que j’ai couru aussitôt trouver un prêtre (ne t’inquiète pas, je n’y suis pas allé, je n’y suis pas allé, je n’irai pas). Je pensais en chemin en courant vers lui dans l’obscurité, que je lui parlerai non pas comme à un individu, mais comme à confesse (…) Mais je me suis égaré dans la ville. Je me suis précipité chez moi. Il est maintenant minuit et je t’écris. Je n’irai pas chez le prêtre, je n’irai pas, je te le jure, je n’irai pas ».

Cette lettre montre la destructivité dissociante du moralisme qui l’habite et précise le deuxième fondement où s’enracine leur amour : récuser le sacrificiel, lutter pour ne pas aller à confesse expulser sa culpabilité, comme l’a fait Raskolnikov après son crime. C’est trop facile, trop magique, trop rusé, trop faux. L’existentiel n’est pas là. Je ne t’accuse pas, disait déjà Anna et c’était là le premier fondement, et ne t’accuse par toi-même ni par Dieu interposé, et c’est là le deuxième fondement. L’essentiel est ailleurs, dans l’ouverture rythmique du comprendre « d’où ça vient tout ça et où ça va ». C’est en ouvrant un espace qui tient à distance le moralisme, la culpabilité, qui empêchent de penser que la béance ouverte par la mort de Mikhaïl fait surface et avec elle la capacité psychique à la tolérer, à travers Anna, béance qui devient patence. Elle ne date pas en effet de la mort de Mikaïl. Etudiant, l’écrivain était déjà la proie du jeu. C’était il y a 30 ans. Le manque et sa difficulté à le penser viennent de son enfance. Avec Anna Fedor intériorise la capacité d’intégrer le manque et la perte, ce qui l’ouvre en direction de la réparation de la carence parentale de son enfance. Il n’a plus besoin de « jouer » à la roulette c’est-à-dire d’essayer d’être le maître de la perte. La hideuse fantaisie a disparu, ses mains sont déliées et son esprit auquel Anna peut croire car il est ouverture rythmique comme le donne à éprouver le mouvement même de sa lettre.

« Les Frères Karamazov » ou l’idéalisation/sacralisation du clivage et de l’expulsion

Sept années séparent la guérison du jeu de la roulette des « Frères Karamazov ». Ce temps aurait dût être suffisant pour permettre à l’écrivain d’assimiler mentalement « la grande chose qui s’était accomplie en lui » à travers l’intériorisation de la parentalité d’Anna, de son intégrant, de son ouverture et de son don qu’est l’implication rythmique de soi au sein des relations d’objet à partir de laquelle il a intégré la capacité à tolérer le manque et à le dépasser. On était en droit d’attendre que, dans ce roman synthèse, explicitement consacré à la relation enfance-parentalité, une place soit accordée à cette « grande chose » inconnue lors de sa propre enfance et découverte avec Anna. Or, il n’en est rien. Tout au contraire. En effet, tout est ficelé, lié, clôturé dès avant le contact, dès la construction du roman et dans ses développements, du fait de l’idéalisation et du clivage qui y président. D’un côté Aliocha le bon enfant et le starets Zozine le bon père ; de l’autre Yvan, le grand inquisiteur, le père Karamazov, Smerdiakov le criminel. Et bien que Dostoïevski laisse au lecteur le soin de choisir son camp en donnant à penser qu’il est libre et responsable de son choix, il n’en est rien. Nous sommes enfermés dans une logique en « pour ou contre » comme le titre un des chapitres du roman, logique de boule de neige écrit Simonetta Salvestroni, sans ouverture possible. Le choix est entre deux espaces clos, celui d’Aliocha et celui de Smerdiakov.

La citation biblique « si le grain ne meurt » définit l’espace d’Aliocha. Placée en épitaphe au roman, elle est répétée au début, au milieu et à la fin du livre. Elle rythme de son incise sa propre semence de mort et de vie dont les Noces de Cana, intégralement citée par le père Païus durant la nuit de veille du cadavre du Staret Zosime, sont la reprise et dans le même temps, la clef de voûte du roman. Ce sont des noces au texte rythmiquement codé, en lien avec la Passion et la Résurrection du Christ. « Pendant la lecture Aliocha s’endort, épuisé à côté du cadavre de Zosime et rêve d’une fête de noce qui a pour centre et pour protagoniste un personnage qui est là, mort dans son cercueil et en même temps participant au banquet. Aliocha sent qu’il partage l’expérience de la Passion et l’ivresse de la Résurrection et perçoit de tout son être l’exigence de se donner aux autres, de retransmettre ce qu’il a reçu (SS. P311), de le « transfuser » dans la vie des autres (SSP312). L’espace d’Aliocha, on le voit, est régi par l’idéalisation/sacralisation du sacrificiel telle l’a mis en œuvre le Staret lui-même qui est mort de s’être interposé dans le duel entre le père Karamazov et son fils Yvan.

En miroir de ce récit « boule de neige », l’histoire de Smerdiakov, idéalement mauvaise et clivée de celle d’Aliocha, elle aussi en « boule de neige » mais noire, à qui personne n’a jamais prêté attention. Une histoire mal commencée ou jamais commencée puisque sa mère est morte en le mettant au monde, ce dont ne cesse de l’accuser son père adoptif qui de surcroît le nourrit d’une lecture littérale et optuse de la Bible que Smerdiakov est trop intelligent pour accepter. Méprisé et battu pour cette raison, Smerdiakov, privé d’ouverture relationnelle se réfugie dans l’épilepsie et dans la rêverie, à l’ombre d’Yvan qu’il idéalise et dont il a retenu que, selon son maître, « tout est permis ». Lorsqu’il découvrira que le crime qu’il a commis, en tuant le père Karamazov, n’était pas ce que souhaitait Yvan, il se suicidera emportant avec lui l’histoire de son crime qui innocenterait Dimitri. L’incapacité à s’impliquer rythmiquement, au plus près de l’histoire de l’autre, est donc potentiellement criminelle, doublement criminelle : elle n’aide pas le coupable, elle accuse l’innocent. La non histoire de Smerdiakov, le criminel, est à l’image des Frères Karamazov structurellement bloquée, tout aussi criminelle. Cette criminalité est de pure cohérence avec la destructivité inhérente à l’idéalisme narcissico orthodoxe, aux trichines, aux élus, aux hommes purs. Cet idéalisme résiste au processus intégratif dont il reste clivé, ce qui lui permet de s’affirmer de façon croissante au fil des romans. La non intégration de « la grande chose » libératrice dont Dostoïevski a fait l’expérience avec le jeu de la roulette est conforme à l’idéalisme qui structure « Les Frères Karamazov ».

De 1865 à 1880 une idéalisation croissante

* Dans « Crime et Châtiment » le rêve de la petite jument mettait à découvert un véritable choix pour Raskolnikov : il pouvait s’impliquer par voie associative au plus près des messages de son rêve et s’engager dans un travail de mémoire (la petite jument, le cocher, la première offense personnelle…, la lettre de sa mère, « souviens-toi de ton enfance »…) ; mais il pouvait aussi faire tomber la hache et fracasser la tête de l’usurière, symbole du clivage et se couper de la voie implicative ; choisir celle d’un en face idéalisée, d’un Dieu qui pardonne et fait tout au prix de la régression, de la désinstrumentalisation d’Abraham qui en Sibérie devenait un ruminant ; il pouvait ne pas voir le terrible fléau, son origine trichinique ; il pouvait ne pas interpréter le cauchemar, régresser existentiellement, et s’abandonner à l’en face.

* Dans « L’Idiot » Dostoïevski identifie la destructivité, les forces du mal, avec l’absence de rythme au sein du relationnel. Cette destructivité est conforme à l’idéalisation de l’amnésie qui préside au roman. Bien que mise à jour à travers Hippolyte, la voie de l’implication rythmique n’est pas empruntée. Bien au contraire puisque d’avoir eu à se souvenir de sa trahison le prince Mychkine tombe dans un coma irréversible ce qui signifie qu’un travail de mémoire est non seulement sans intérêt mais encore dangereuse .

* Même problématique encore et même dérobade dans « Les Démons » où Stavroguine à partir de la main de Matriocha levée à son encontre, et qui le hante, en vient à demander de l’aide au starets Tikhone qui a son tour élude la voie implicative et récuse la confession écrite de Stavroguine qui ne l’intéresse pas, tout en lui suggérant de faire 5 à 7 années de noviciat. Manière de dire : votre vie est sans intérêt ; regardez celle du Christ. Pourtant il eut été souhaitable de le rejoindre dans son histoire en particulier dans la relation qu’il avait avec sa mère lorsqu’il était enfant.

* Nous retrouvons cette logique idéaliste dans « Les Frères Karamazov », son clivage et sa fermeture, dans la structure même du roman, qu’illustre à merveille la non histoire du serviteur Smerdiakov que nous venons d’évoquer.

Raskolnilov pouvait choisir son histoire. Hippolyte ne peut que subir son histoire. Tikhone, figure de l’en face, récuse l’histoire de Stavroguine. « Les Frères Karamazov » sont sans histoire ; il n’y a que deux fatalités qui s’ignorent, idéalisées et clivées l’une de l’autre.

Cette construction met en opposition un espace hors du temps de l’existence dont la résurrection est l’organisateur et un espace sans naissance au temps. Bipolarité qui l’une et l’autre interdisent de concevoir l’ouverture à l’originarité du temps et au corps propre. Elle ne pouvait résister à la vie.

Karamazov 2 ou la désintégration généralisée

Dès février 1880, alors que « Les Frères Karamazov » seront terminés en novembre 1880, Dostoïevski projetait d’écrire un « Karamazov 2 ». « Il voulait faire sortir Aliocha du monastère et en faire un révolutionnaire. Il aurait commis un crime politique. On l’aurait exécuté. Il aurait cherché la vérité et dans ses recherches serait naturellement devenu révolutionnaire… Il est attiré par l’idée du régicide devant provoquer une insurrection de tout le peuple, dans laquelle seraient noyés tous les malheurs du pays » (G.P497). En somme, dès que l’idéalisation et le clivage cessent d’opérer, c’est la violence de la dissociation épileptique qui apparaît. Dans un cas, comme dans l’autre, manque l’intégrant rythmique.

« J’ai maintenant les mains déliées. Une grande chose (…) » recouverte par l’idéalisation

En associant la guérison du jeu de la roulette et « Les Frères Karamazov », il est possible de comparer la fécondité de l’ouverture rythmique dont Anna est le libre vecteur avec l’idéalisme narcissico orthodoxe dont l’écrivain est le vecteur et la proie. Conformément à la logique de l’ouverture rythmique, la main d’Anna ne s’est jamais refermée ni pour juger, ni pour enclore, ni pour exclure. Elle reste souple au sein de ses relations avec Dostoïevski, faisant la pause, ouvrant l’espace et le temps, intégrant le manque, le négatif, comme une proposition, un appel à être soi en en devenant le répondant, voire l’outil résolutif. Dans le même temps l’écrivain courrait ça et là, du prêtre à la roulette, de la roulette au prêtre, entre ciel et terre, les mains liées par l’angoisse d’une perte absolutisée, le triomphe d’un gain idéalisé. Six ans de vie commune et l’ouverture rythmique dont Anna est le vecteur nourrit l’écrivain, qui, un soir de crise, où la chance s’est dérobée, découvre à son tour le plaisir d’avoir les mains et l’esprit déliés, habités par un rythme possible. Quelle grande chose ! Après tant d’angoisse, tant de destruction, depuis si longtemps pour autant de gens ! Le passé refait surface avec les manques angoissants de l’enfance liés aux violences émotionnelles et aux carences parentales. Trop d’émotion et pas assez d’intégrant. Restait à idéaliser les pierres des gués traversés. L’implication rythmique ouvre le temps et le moi. Elle est ouvrance et donneuse de pouvoir être. Je vois d’où je viens, de quelle enfance, de quelles parentalités et comment je pourrais aller mieux dès aujourd’hui. Voire comment je pourrais envisager d’appréhender mon épilepsie afin d’en intégrer les forces dissociantes. N’est-ce pas une histoire dont je pourrais faire un roman ? Elle concernerait les relations enfance parentalité du point de vue de l’implication rythmique. Or, voilà que sept années plus tard le roman testament enfance parentalité paraît. Il s’appelle « Les Frères Karamazov ». Il est totalement oublieux de ce qui fût « une grande chose » dans la vie de l’écrivain : sa rencontre avec Anna, le partage d’un rythme et de son ouvrance, sa portée libératrice et créationnelle. Dostoïevski reste donc, sinon dans sa vie, sinon à l’égard du jeu, du moins dans sa pensée « d’écrivain prophète », un homme dissocié par l’idéalisme comme en témoigne la suite qu’il entendait donner aux « Frères Karamazov ». Il importe que nous en cherchions la source.

Un contact en idéalisation/fusion, fascinant, capturant, destructeur

L’opérativité de l’idéalisme, déjà mis en évidence dans ses écrits, se retrouve dans sa pratique oratoire, comme dans ses idées slavophiles ou orthodoxes. Dostoïevski était devenu un maître de la déclamation extrêmement original par son ton inspiré, magnétique, exalté, envoûtant, captivant, fascinant. Il électrisait l’auditoire par l’exaltation extrême de son interprétation. Il avait une véritable vénération pour sa langue maternelle, populaire et russe. Il l’avait reçue de sa mère dont les « joues creuses expriment l’immense l’amour qui a englouti sa beauté », des nourrices, des femmes de la campagne avec leur folklore, leurs chansons et leurs contes. Il y puisait la puissance et la sonorité de sa propre parole dont il rêve de nourrir par « transfusion » de son monde dit Romano Guardini, le peuple russe. Lorsqu’il parlait, il prophétisait et des milliers d’esprits étaient littéralement envoûtés par un seul homme au point de ne pouvoir oublier des années plus tard combien il les tenait captifs.

Lors de l’inauguration d’un monument à Pouchkine il évoqua le rôle du génie artistique dans les destins de l’humanité. « Pouchkine martyr de l’histoire russe doit permettre que l’intelligentia russe se fonde avec le peuple russe… la Russie fait un don immense au monde en lui apportant sa littérature par sa conception de la vérité et de la justice… le salut réside dans la fusion de toutes les tribus, dans la loi du Christ où se récapitule l’harmonie universelle… ». Dostoïevski eut droit non à une ovation, mais à une véritable manifestation d’idolâtrie. Un jeune homme après avoir serré la main de l’écrivain tomba sans connaissance, l’orateur suivant renonça à prendre la parole…

Dans un premier temps, corps, voix, langage, participent du même contact, de la même vibration, de la même tonalité, du même rythme. Une tonalité naturelle, capable de réveiller et de réconcilier (en chacun et entre tous), la mère, l’enfant, la terre, le peuple, l’histoire de la Russie dans une même harmonie, une même fusion idéale, une même musique. Le rythme porte et rassemble. « La langue, c’est le peuple », tout cela et bel et bon. C’est aussi ce dont s’empare un chef d’orchestre, exalté, inspiré, magnétique pour envoûter les esprits, fasciner l’auditoire et introduire ses idéaux salvateurs et terroristes – tout se tait, rien ne bouge- et devenir le maître du monde. L’idéal narcissico orthodoxe conforté par une langue maternelle idéalement transfusée est au comble de son omnipotence et de sa gloire. Idolâtré. Sacré comme la langue. La solution aux problèmes du monde est magique et relève du vibrato, du vecteur contact fusionnel. Y aurait-il un prix à payer pour ce « prêt-à-porter » si bien déclamé/acclamé ? Il suffit d’aller voir à l’autre bout du chemin ce qu’est devenue la belle harmonie initiale. Que constatons-nous ? Le Chevalier Avare de Pouchkine que se plaisait à déclamer l’écrivain dans des soirées éclaire en contre point le prix de l’idéalisation, voire de l’idolâtrie. « Je ne peux tenir debout (…) mes genoux flanchent (…) j’étouffe (…) . Je tombe sans connaissance comme ce jeune homme… je n’ai plus rien à dire comme cet orateur (…) j’ai la tête vide (…) je suis captif (…) l’épilepsie parle pour moi ». Il fallu lui porter secours.

Le prix de l’idéalisation, de l’en face ça coûte le corps propre et le monde, ça coûte l’ouvert, le rythme et l’instrumentalité, Abraham. L’existence. L’épilepsie est le paradigme de cet intégrant/désintégrant qu’est l’idéalisation de la fusion d’où résulte le clivage et l’expulsion. C’est dans ce contexte en 1878, que le fils de Dostoïevski, Aliocha, est mort d’épilepsie à l’âge de trois ans.

Il semble donc que nous soyons en mesure de remonter aux sources de l’idéalisme de l’écrivain, un idéalisme puissant, capable de recouvrir dans sa pensée créationnelle la grande chose que fût pour lui dans sa vie avec Anna la découverte de l’implication rythmique. Une découverte qui, après avoir délié ses mains du jeu de la roulette aurait pu le mener jusqu’à l’intégration de son corps propre, voire à la guérison de son épilepsie. Ce n’est pas la voie qu’il s’est choisi. Sans doute était-elle trop intime, trop discrète, trop privée. Nous avons en mémoire les propos qu’il tenait à son frère après la publication de Pauvres Gens : « jamais ma gloire ne dépassera le sommet où elle atteint maintenant (…) ». Et encore : « je t’avais parlé d’un roman confession (…) qu’il me fallait encore vivre cela moi-même (…) je mettrais mon cœur et mon sang dans ce roman. Je l’ai projeté au bagne, couché sur les bats flancs, en une minute douloureuse de chagrin et de découragement (…) Cette confession assoira définitivement mon nom ». Ne peut-on penser que ce sont ses préoccupations narcissiques de gloire et de nom, et donc d’écriture, confortées par l’orthodoxie et l’idéalo mimétisme d’un peuple, qui ont pris le pas sur la discrète, la secrète ouverture rythmique qui lui était proposée. Il a choisi la gloire et l’écriture au détriment du corps propre.

Critique des parentalités culturelles, ouvertures

Critiques

La quasi-totalité des critiques de Dostoïevski se satisfont de ses écrits, redoublant en quelque sorte l’idéalisation narcissico orthodoxe de la littérature par l’écrivain lui-même et par l’idéalo mimétisme rassemblant le peuple russe. La portée intégratrice du rythme dont Anna est le vecteur qui aurait pu opérer au plus près du corps propre et d’un travail de mémoire est une notion totalement étrangère aux critiques.

Bakhtine s’en tient à la poétique de l’œuvre, à son aspect dialogique tout en restant prisonnier du structuralisme linguistique. Romano Guardini, Kjetsaa, font du prince Mychkine une figure du Christ oubliant totalement qu’en épousant Anna, l’écrivain « s’est emparé du casino » comme un enfant de sa mère et qu’il joue de sa femme comme de la roulette laissant derrière lui les destructions que l’on sait dont un enfant décédé à trois mois, un autre à trois ans. Le langage flambe et les corps chutent. Le père de Lubac considère que la maladie épileptique est d’origine organique, affranchissant Dostoïevski de toute redevance à cet égard. René Girard en fait une pseudo épilepsie ce qui n’est pas plus éclairant quant à la relation d’engendrement intégratif entre corps et langage. Ce qui permet à l’un comme à l’autre d’éluder totalement la question de sa genèse c’est-à-dire du rythme au sein du relationnel et de positiver l’idéalisation clivage en terme de foi et de non foi ce qui est une position intenable, non seulement d’un simple point de vue clinique mais plus fondamentalement du point de vue anthropologique.

Ouvertures

Dans l’anthropologie structurale Levy Strauss dégage à propos de l’analyse du mythe d’Œdipe l’importance du déséquilibre de la démarche commune aux trois générations de la lignée des Labdacides, notion qu’il rattache dans ses « Leçons inaugurales du collège » au thème de l’énigme. Par la suite dans « Mythe et oubli » se plaçant au niveau d’abstraction la plus élevée et essayant de dégager le cadre purement formel de l’armature mythique il a avancé l’hypothèse suivante : « la boiterie quand un homme ne marche pas droit, le bégaiement quand un homme boitant de la langue au lieu du pied, traîne le pas de son discours (…) l’oubli quand un homme ne peut pas renouer au-dedans de lui-même le fil de ses souvenirs (…) l’indiscrétion, le malentendu (…) les troubles de la communication sexuelle (…) sont autant de troubles relationnels au fondement de la problématique mythique ».

Jean-Pierre Vernant dans « Le tyran boiteux : d’Œdipe à Périande », débat avec Lévy Strauss et se propose de mesurer la validité de ce cadre interprétatif à partir du récit historique, chez Hérodote, de la dynastie des tyrans de Corinthe, les Cypselides, issus de Labda, la boiteuse. Qu’un tel cadre interprétatif vaille pour les mythes et pour l’histoire nous paraît aller dans le sens de ce que nous évoquions à partir de la clinique quant à la mutuelle incidence entre le rythme et l’engendrement du corps propre, l’ouverture rythmique ou sa carence dans les exemples évoqués étant dès le contact, la direction de la réponse à l’énigme des troubles relationnels, qu’il s’agisse de ceux des troubles du développement ou de la folie ou de ceux d’une pensée de l’existence.

On retrouve la même problématique entre tyrannie, dissociation du corps propre et carence rythmique dans « Les Démons » à travers la citation par Dostoïevski du possédé de Gérasa de l’Evangile de Luc qui encadre le roman. En réponse à cette possession toute puissance, l’écrivain propose un Christ magique qui expulserait les démons sans entrer dans un pouvoir être de compréhension, que suggère pourtant la mémoire interne du texte qui retient notre attention : la foule veut faire de Jésus un roi. Il récuse puissance et dépersonnalisation mimétique et s’embarque sur le lac où se lève une tempête, symbole de la colère de la foule à son encontre, tandis qu’il s’endort, symbole d’une sérénité dont le rythme est le gardien ; colère langagière et mimétique du peuple que l’on retrouve dans les porcs qui se jettent du haut de la falaise, tandis que la sérénité est dans le bon sens du corps propre de l’ex-possédé que Jésus renvoie à lui-même, à son propre pouvoir être. Dostoïevski n’a pu s’ouvrir à la mémoire interne d’un tel texte car il était trop enfermé lui-même dans un rapport mimétique d’intrusion mutuelle, de fascination avec ses lecteurs et à ses auditeurs. La solitude, le silence, la pause, la distance sans lesquelles il n’y a ouverture ni à l’autre, ni à soi, ni à l’originarité du temps, lui étaient difficiles.

Aujourd’hui les recherches historico critiques permettent et imposent ces mises en abîme. « Si tu es en train de planter un olivier et qu’on t’annonce l’arrivée du Messie, enseigne Rabbi Yohanan,  achève d’abord de planter ton olivier et, ensuite va accueillir le Messie ». Le bébé et la violence incitent à mieux élaborer la logique de l’engendrement du corps propre à partir de la clinique, à tenir à distance toutes les formes de messie, toutes les formes d’idéalisation.

D’Œdipe à Periande et Gérasa, cliniquement ces mondes sont également malades d’idéalisme dissociant, à l’origine d’un énigmatique court circuit de la transpassibilité et de la transpossibilité dirait Maldiney. En résultent des troubles de la communication inter et intra personnels, de difficulté à penser l’existence, dont l’origine est à chercher en direction de la carence rythmique, d’un rythme qui laisse l’ouvert être, en chacun.

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