A propos du tableau de Raphaël : « La Transfiguration »

Nous nous proposons l’analyse d’une huile sur toile de Raphaël placée par René Soulayrol en première page de couverture de son livre, « L’enfant foudroyé, comprendre l’enfant épileptique », dont il propose une analyse en conclusion de son ouvrage. Il écrit : « il ne me déplaît pas de terminer sur une allégorie qui est directement inspirée d’un article de Dietor Janz paru non dans un journal psychiatrique, mais dans la très sérieuse et très épileptologique Revue Epilepsia. Il s’agit de l’analyse d’un tableau de Raphaël appartenant à la pinacothèque vaticane et intitulé La transfiguration » (1). Soulayrol propose « de le regarder à la lumière d’une nouvelle légende qui serait la rédemption de l’enfant épileptique ». Nous ne suivrons aucune de ces légendes, attentif à ce que donne à voir ce tableau du point de vue de l’engendrement du corps propre. Nous nous intéresserons successivement au regard de Charcot, de Soulayrol, de Raphaël, avant d’en proposer notre propre lecture clinique/critique.

A – Description du tableau

« Le tableau est coupé en deux par une ligne horizontale en son tiers supérieur. En haut, la lumière, la lumière du ciel dans laquelle baignent les personnages célestes, Jésus en pleine ascension, Moïse porteur de la loi et Elie qui annonce la résurrection ; en bas, dans les deux tiers inférieurs, tout est noir, des personnages humains se débattent en pleine confusion ; parmi eux, un enfant épileptique en crise est soutenu par son père qui prévient sa chute. Entre l’ombre et la lumière, gisent, écrasés par ce qu’ils viennent de voir et d’entendre, Pierre, Jacques et Jean.

En bas, parmi les personnages terrestres, aucun ne regarde en haut à l’exception de l’enfant en crise. Il fait un crise tonique croisée, membre supérieur droit étendu, jambe gauche tendue en rotation interne, tandis que ses globes oculaires divergent, un œil regardant Jésus, l’autre son père. Celui-ci, qui soutient son fils, regarde fixement devant lui avec lui avec une expression de perplexité douloureuse. Janz fait remarquer que la seule ligne oblique qui réunit la partie supérieure du tableau à la partie inférieure est la ligne virtuelle de l’échange de regard entre l’enfant et le Christ, alors qu’aucun des regards des 27 autres personnages ne se croisent. Janz souligne que la divergence du regard de l’enfant est volontaire de la part de Raphaël, car, dans une étude préliminaire qui lui servit de modèle, le peintre croqua sur le vif le même enfant épileptique en crise dont les deux yeux, révulsés en arrière, regardent le père » (2).

B – Le regard de Charcot

Au cours de l’histoire, de nombreux regards se sont portés sur ce tableau, à commencer par celui de Raphaël sur lequel nous reviendrons. Nous retiendrons, avec celui de Soulayrol, le regard « du grand Charcot », qui commet une erreur de diagnostic sur la nature épileptique de cette représentation de crise : « nous ne retrouvons dit-il dans cette figure aucun des caractères précis soit de l’épileptique, soit de l’hystérie. Nous ajouterons même que, du moins à notre sens, elle ne répond à aucune maladie convulsive connue ». Et Charcot de se référer, pour justifier sa position, à l’opinion de l’éminent Sir Charles Bell « cette figure n’est pas naturelle… le jeune homme feint un mal qu’il n’éprouve pas. Jamais enfant n’eut de convulsion semblable ». Sur quoi se sont basés Charcot et Bell pour affirmer de tels propos ? Sur leurs connaissances de l’époque qui, en l’occurrence, recouvrent leurs capacités d’observation. Ce en quoi ils se trompent puisque « l’étude préparatoire où sont dessinés à la plume les corps nus de l’enfant épileptique et son père montrent que Raphaël a fidèlement reproduit une crise tonique partielle qui pourrait avoir certaines caractéristiques d’une crise de l’aire motrice supplémentaire », écrit Soulayrol.

Après avoir invalidé la crise épileptique de l’enfant, Charcot traiter de l’esthétique du tableau, du regard de Raphaël qu’il invalide : « Raphaël a intentionnellement faussé la vérité et modifié la nature pour en atténuer l’horreur, et conserver à l’ensemble de sa composition plus de calme et de dignité ». A tel point que Charcot donne raison aux critiques « qui reprochent à Raphaël d’avoir sacrifié, dans ses dernières années surtout, l’étude scrupuleuse du modèle à la recherche trop exclusive d’un idéal de convention ». Ce qui interroge. L’ensemble de la composition est-il « de calme et de dignité », « conforme à un idéal de convention », afin « de recouvrir l’horreur de la nature » ? Nous aurons à répondre à ces questions lorsque nous évoquerons le regard de Raphaël. Nous retiendrons donc de ce premier regard sur le tableau que des apriori propres à Charcot l’empêchent « de voir », de « sentir le moment pathique de la crise entre enfance et parentalité » : d’une part son savoir scientifique et sa conception idéaliste et objectivante de ce savoir et d’autre part, sa propre phobie à l’égard de l’émotionnel et du relationnel qu’il n’élabore pas, entre exacerbation du pathétique et repli défensif dans le conventionnel.

Ce que nous savons depuis ses confidences à Freud concernant les « secrets d’alcôves » qu’il ne pouvait ni voir ni entendre. La critique de Charcot à l’égard de Raphaël est d’autant plus suspecte que, comme le constate Soulayrol, ni Charcot, ni Charles Bell n’ont tenu compte de ce que leur disait le père de l’enfant à travers son regard qui « soutient son fils, regarde fixement devant lui avec une expression de perplexité douloureuse ». Pour ce père il s’agit bien d’une maladie convulsive, d’une petite mort de son enfant. Ce père déborde d’angoisse. Il est perdu. D’ailleurs personne ne le regarde, personne ne le voit, ni Charcot, ni les personnages du tableau, ni Soulayrol comme nous le verrons ci-après, pour lequel il est impensable que la maladie épileptique soit d’origine relationnelle et parentale, individuelle et groupale, culturelle. Or, ce regard perdu entre enfance et parentalité, Raphaël l’a vu et donné à voir. Pour le moment, laissons de côté le regard de Raphaël. Nous constatons simplement avec Soulayrol qu’il s’agit bien d’une crise épileptique tonico clonique en lien avec l’angoisse d’un père et que Charcot n’a vu ni l’une, ni l’autre. Constatons que Soulayrol lui-même va déplacer son propre regard puisqu’il oublie lui aussi celui du père, ceux de la foule et l’obscurité où ils baignent pour s’intéresser à celui du « rédempteur » ou de la « rédemption ».

C – Le regard de Soulayrol

En effet, en lien avec le tableau de Raphaël « qui réunit dans une même composition, comme en contraste, deux scènes évangéliques indépendantes, l’illumination du Christ qui préfigure la résurrection et la sombre condition de l’épileptique au corps inerte, dont la foule disait qu’il était mort » Soulayrol introduit dans son propos les observations synoptiques des évangélistes Mathieu, Marc et Luc en faveur de la nature épileptique de la crise : « il tombe souvent, il est empêché de parler, un mal le saisit, le jette à terre, il a l’écume à la bouche, il grince des dents, son corps devient raide » (Marc). « Il est épileptique, il tombe dans le feu et l’eau » (Mathieu). «L’esprit maudit le raidit, le jette à terre et le secoue avec violence» (Luc). Ces récits inaugurent le ministère de Jésus, et font le pendant à la lecture à la synagogue et par Jésus d’un passage du prophète Isaïe qui mobilise admiration chez les uns, « fureur chez les autres, au point d’être poussé hors de la ville jusqu’à un escarpement pour y être précipité. Mais lui, passant au milieu d’eux, allait son chemin » (Luc. 4-16/37).

Le tableau comme l’écriture met en opposition l’épilepsie et Jésus, la chute et la marche ou l’élévation, la fureur et l’admiration, la violence mimétique et le corps propre… Une exégèse du récit, en particulier de l’escarpement et de la chute, serait précieuse et René Girard (3), Paul Beauchamp (4) par exemple s’y sont intéressés à propos de l’épisode de Gerasa qui a également retenu l’attention de Dostoïevski dans « Les Démons » (5), mais elle serait ici hors de propos. Pour Soulayrol « ce qui est important dans ce témoignage des apôtres ce n’est pas que l’enfant se remit sur ses pieds et se tint debout, c’est que Jésus se soit mis à prophétiser que lui aussi mourrait et serait ressuscité ». On ne peut que constater le déplacement opéré par Soulayrol. Deux espaces sont en présence. Celui de l’enfant en crise qui guérit, celui de Jésus et de la Transfiguration. La question qui se pose est de savoir quel espace est l’épistème analyseur de l’autre. Pour le clinicien ce ne peut être que d’analyser l’espace de la Transfiguration à partir de l’espace de l’épileptique, c’est à dire de l’engendrement du corps propre. Ce n’est pas le choix de Soulayrol qui interprète l’espace épileptique à partir de la passion et de la résurrection dont parlent les synoptiques. Il montre que « les souffrances, les chutes et les petites morts de l’enfant épileptique sont endossées par le Christ lui-même lors de sa passion… ». Ainsi, selon Soulayrol, « le message chrétien perpétue en le réinterprétant le sens sacré de la maladie épileptique ». Tel serait le sens du tableau, « transfiguration » hier, « rédemption » de l’enfant épileptique aujourd’hui. Dans un dernier paragraphe Soulayrol nous paraît tenir des propos inquiétants, confusants, imprécis. « Le sens laïc de la rédemption est celui de ramener quelqu’un au bien et non le sens religieux qui serait de le laver de tout pêché. Nous mesurons combien il faut encore mobiliser nos forces humaines et médicales pour éviter à l’enfant épileptique le retour des passions trop fréquentes, voire de l’en délivrer à jamais ».

Nous ne pouvons que constater le changement d’espace opéré par Soulayrol dans l’interprétation de ce tableau. L’espace du sacré prend la place de celui de la clinique de l’épilepsie ramenée à un simple faire valoir. Ce qui serait important, « ce serait de comprendre une prophétie », que, « comme l’épileptique et ses petites morts, Jésus lui aussi mourrait et serait ressuscité ». Cette analogie du côté du pathos ne va pas sans analogie du côté du sauveur puisqu’il appartiendrait au médecin de délivrer du mal, (de la répétition des crises), non sans ramener le pêcheur au bien. Ces propos font frémir.
Cette interprétation du tableau de Raphaël par Soulayrol est en parfaite cohérence avec son interprétation de l’épilepsie, avec le fait qu’il soit fermé à l’implication de la parentalité dans la psychopathogénie de l’épilepsie. Carence et toute puissance parentale sont indissociables et complémentaires. Manque tout simplement l’ouverture à l’enfant, l’ouverture transpassible de la parentalité. Le fait d’insérer le tableau de Raphaël en première page de couverture et de l’analyser en conclusion de son livre, donne très clairement à voir «l’enveloppement enfermant » pratiqué par Soulayrol, la non ouverture de la problématique à l’engendrement de l’épilepsie entre enfance et parentalité.

D – Le regard de Raphaël

Raphaël est soumis à une double contrainte. D’un côté il a vu de ses yeux l’enfant en crise et son père dont il a partagé le moment pathique du sentir, moment d’effondrement originaire, unique et unifiant. Il a en partage la béance. D’un autre côté il doit satisfaire à la commande qui lui a été faite par un cardinal, de donner à voir la guérison de l’enfant épileptique en lien avec la Transfiguration, la Résurrection, telles elles sont rapportées par les synoptiques.

Pour Soulayrol, contrairement à Charcot, pour les apôtres, pour Raphaël, il ne fait pas de doute que l’enfant est épileptique, encore que chaque évangéliste ne rapporte qu’un aspect de la crise et soit oublieux du père, tout comme Soulayrol. La certitude de Soulayrol et des apôtres telle ils en parlent est d’ordre objectif, perceptif, idéationnel et procède de l’en face. Celle de Raphaël, telle il la donne à voir à travers sa peinture est d’un tout ordre ; elle est ancrée au plus près du moment pathique du sentir où tout se rassemble pour ne faire qu’un, un sentir partagé, une co-naissance, une œuvre d’art.

Et ce sentir, ce moment pathique éprouvé par Raphaël, partagé avec l’enfant et son père, avec la Transfiguration, n’est pas de l’ordre de tel ou tel symptôme mais de ce qui ne se voit pas et s’existe. Le génie créateur de Raphaël, son ouverture transpassible à la situation s’apparaît à travers l’ancrage rythmique/dysrythmique qu’il accorde aux récits de la Transfiguration et de l’enfant épileptique qui, ni l’un, ni l’autre ne se réfèrent explicitement au rythme. Là est son génie créateur dans sa capacité à lier l’échouage épileptique avec le dysrythmique, l’engendrement « bien aimé » du corps propre avec l’implication rythmique. Non qu’il introduise ces notions arbitrairement, du dehors, car elles sont déjà là, existantes dans le texte auquel il se réfère, par exemple dans le récit morcelé des apôtres où se dit le dysrythmique ou dans le récit de « Jésus poussé hors de la ville jusqu’à un escarpement pour y être précipité. Mais lui, passant au milieu d’eux, allait son chemin » où se signifie l’implication rythmique de soi.

Cette manière de voir de Raphaël est ancrée dans son corps propre, dans son expérience personnelle de la béance qui lui permet d’être en empathie avec la détresse de l’enfant et de son père, articulée avec son expérience de sa capacité à se dresser au péril de l’espace qui lui permet d’être en empathie avec un Jésus allant son chemin. « C’est parce que le corps a déjà été disposé par toutes les traversées harmoniques passées, que l’accord actuel ne se produit pas sur terrain neutre, mais dans un champ spatio temporel orienté » (6), écrit Maldiney à propos de la musique, en vérité à propos de l’existence.

Le chiffre 3, mesure formelle du rythme comme du dysrythmique organise l’espace du tableau selon deux dynamiques intégratrices et/ou désintégratrices que différencie le rapport dysrythmique/rythmique au vide originaire. « Dans le tiers supérieur du tableau entre l’ombre et la lumière que sépare une ligne horizontale, gisent, écrasés par ce qu’ils viennent de voir et d’entendre, Pierre, Jacques et Jean ; puis, au-dessus, dans la lumière Elie, Moïse et Jésus, tandis qu’une nuée les prend sous son ombre d’où part une voix : « celui-ci est mon fils bien-aimé, écoutez-le », c’est à dire la figure de la Trinité dans la pensée chrétienne. Ces 3X3 sont en relation dès le vecteur contact, dès le sentir, à travers le voir et l’entendre, à travers la parole dans une relation d’engendrement, de filiation bien aimée, mais aussi de différenciation, d’intégration mutuelle. L’espace, le temps, la rencontre restent à ouvrir par chacun. Ecoutez-le, dit le texte, c’est à dire écoutez la relation d’engendrement entre enfance et parentalité. Cette présentation respecte et ouvre la lettre du récit des synoptiques.
Dans les 2/3 inférieurs, Raphaël manifeste son propre génie créateur en donnant à voir ce qu’est pour lui l’épilepsie et d’où elle procède. A ce titre il est en avance de plusieurs siècles sur les épileptologues et peut-être les théologiens. Pour Raphaël, l’épilepsie procède d’une dysrythmie au sein du vecteur contact. Il s’agit d’une maladie de la relation où chacun est coupé de l’autre qu’il ne voit pas, dont il n’est pas vu, où chacun est coupé de soi. Cette non relation s’origine entre enfance et parentalité, biologique et groupale, puisque le père biologique ne regarde pas son enfant, pas plus que les 27 autres participants du tableau, c’est à dire 3X3X3, symbole de désintégration infinie. Ce qui est paradoxal puisqu’il n’est question dans ce tableau que de regarder. D’où provient cette impossibilité ? De la non ouverture rythmique par la parentalité de l’enfant à l’enfant, à partir de l’enfant, dès le contact. Le père regarde en avant, dans le vide, à la recherche de son enfant sans doute dont il voit bien qu’il ne se développe pas. Le fils regarde en arrière, à la recherche d’un père qui est incapable de l’être. « Le père est l’être dont les entrées et les sorties entr’ouvrent la porte sur le monde du dehors » (7), ouverture rythmique seule capable d’ouvrir l’enfant à lui-même, à partir de lui-même, à partir du moment pathique du sentir, au quotidien de ses relations d’objet.

Entre l’espace dysrythmique de l’épileptique et l’espace rythmiquement intégré de la Transfiguration, Raphaël propose deux regards qui ont chacun leur foyer, exclusif l’un de l’autre, l’écrasement des apôtres d’une part, qui procède d’un regard haptique, empathique ; le regard de l’enfant en direction de l’élévation de Jésus d’autre part qui procède d’un regard optique, dans l’en face.

L’écrasement des apôtres dit qu’ils ne sont ni la proie du chaos comitial, ni en prise sur leur monde, ni en chute, ni en élévation. Ils sont tension. « Ecartelé entre deux directions antagonistes – la volonté de puissance ascensionnelle et « descensionnelle » – véritable tension existentiale » (8). Leur corps écrasé sur le sol dont ils éprouvent l’assise, l’horizontalité, dans le même temps qu’ils éprouvent leur propre pesanteur et leur possible verticalisation, dit la difficile émergence du corps propre dans un contexte de crise d’épilepsie individuelle et groupale. Ils sont en quête de parentalité dans un monde qui n’en manque pas où celles du père de l’enfant, de la foule, des scribes, des pharisiens, de Jésus, de Moïse, d’Elie… sont en conflit. Les apôtres pressentent que la seule bonne parentalité est celle qui s’avèrerait capable, comme Raphaël, comme Jésus, Moïse et Elie peut-être, d’être en empathie avec la multiplicité de leur propre pathos et, dans le même temps, celle qui les appellerait un peu en avant d’eux-mêmes, à partir d’eux-mêmes, à s’ouvrir à un « moi inimaginable » (9), à advenir dans l’ouvert, ipséité qui en serait l’intégrant résolutif.
Cet « écrasement/pressentiment » n’est pas seulement corporel, il est également mental. En témoigne leur récit dissocié. Il est le foyer du tableau où l’art et la clinique donnent à voir leur ancrage commun, le corps propre. « Seul est authentique un voir qui constitue la vue qu’un existant a de son pouvoir être. Seule est une œuvre d’art comme telle une œuvre qui permet à l’existant de se pouvoir en habitant son espace comme espace de présence» (10). En l’occurrence, cet écrasement/pressentiment est présence signifiante de l’unité autoconstitutive de l’œuvre comme de l’état clinique des apôtres. Cette unité procède au regard de Raphaël comme au regard du clinicien de « la nécessité interne et en même temps absolument libre qui constitue la propriété même d’une œuvre d’art » (11) comme d’une émergence à soi, hors contenant. Cet écrasement est signifiant du propre.

A ce premier regard haptique dont les apôtres sont corporellement et mentalement le point focal au plus près de la difficile intégration du sentir et du se mouvoir à travers ce là de la crise d’épilepsie individuelle et groupale et de sa résolution, s’oppose un second regard, optique cette fois, regard du fils en direction de l’élévation de Jésus, direction qui en est le foyer. Or, quel est le fondement de ce second regard en idéalisation/clivage/expulsion où l’élévation du Christ expulse le père de l’enfant dans le vide et dissocie selon deux directions divergentes les yeux du fils tout en instaurant un clivage entre le haut et le bas, clivage qu’intériorise l’enfant entre ses deux yeux.

Janz souligne la différence du regard et des yeux de l’enfant, entre les croquis représentant l’enfant en crise où, révulsé, il regarde en arrière à la recherche d’un père incapable de l’être et le tableau où les globes oculaires divergent. Il écrit : « dans le tableau, les globes oculaires de l’enfant en crise divergent, un œil regardant Jésus, l’autre son père. Celui-ci, qui soutient son fils, regarde fixement devant lui avec une expression de perplexité douloureuse. Janz fait remarquer que la seule ligne oblique qui réunit la partie supérieure du tableau à la partie inférieure est la ligne virtuelle de l’échange du regard entre l’enfant et le Christ, alors qu’aucun des regards des 27 autres personnages ne se croisent. Janz souligne que la divergence du regard de l’enfant est volontaire de la part de Raphaël car, dans une étude préliminaire qui lui servit de modèle, le peintre croqua sur le vif le même enfant épileptique en crise dont les deux yeux, révulsés en arrière regardent le père ».

Que signifie ce « volontaire » de Raphaël sinon qu’il annule et recouvre en sautant optiquement par dessus ce que son génie créateur a inconsciemment senti de la crise d’épilepsie et de la Transfiguration, à savoir la portée créationnelle de l’implication rythmique de soi et inversement la portée destructrice du dysrythmique par un regard volontaire et conscient qu’il faut bien appeler conventionnel, impropre, narcissique.

Que retenir de ce double regard de Raphaël, témoin à chaque fois du propre de Raphaël qui par deux fois est à l’origine des deux regards. D’un coté il voit, il sent d’un contact haptique, empathique que l’épilepsie est de l’ordre du dysrythmique entre enfance et parentalité, et inversement que l’implication rythmique de soi a portée d’engendrement aimé. Ce regard lui est propre. Il ne figure pas dans les récits des synoptiques où la notion de rythmicité n’apparaît pas. Ce regard est inconscient. Il s’en remet au moment pathique du sentir auquel il s’ouvre et nous ouvre. « Ce moment pathique est confrontation agonique, critique, transfiguratrice du monde et du soi », écrit Jean-Louis Chrétien (12). A travers Raphaël, les apôtres sont « mis en demeure de surgir, uniques, dans l’instant éclaté, ou de s’anéantir et de disparaître » et nous avec eux. Il caractérise le propre, son originarité créatrice. Il s’accorde avec la clinique.

D’un autre côté il voit d’un regard volontaire, conscient, autre chose que ce que donne à voir la clinique. Ce regard est de convention. Il s’en remet au « on » démissionnaire du cardinal et à son époque, à l’histoire. Il empêche de voir. L’expérience clinique a portée critique à l’égard de ce second regard.

E – Que retenir de ces différents regards ? L’engendrement du corps propre fonde le regard clinique/critique à l’égard du corps propre comme du corps groupal, comme de toute transcendance

– Charcot ne voyait ni la crise d’épilepsie, ni la relation au père, ni l’empathie de Raphaël à l’égard de l’espace épileptique et de l’espace de la transfiguration. Dépourvu d’empathie il donnait dans le pathétique, « l’horreur de la nature », « du mal comitial », et reprochait à Raphaël de céder à un certain conventionnel, en opposition au pathétique.

– Soulayrol après avoir objectivement reconnu l’enfant en crise, après avoir accordé aux apôtres d’en être des témoins objectifs, passe outre la question de son engendrement. Cette question est pourtant explicitement posée à partir de la clinique telle elle est fidèlement transcrite à travers les croquis de Raphaël : l’enfant regarde en direction de son père avec ses deux yeux, donnant à voir le lieu où s’engendre sa dissociation épileptique. Soulayrol choisit de ne pas le voir et déplace son regard, change d’espace pour s’intéresser à l’espace de la transfiguration telle elle est rapportée par les évangélistes, qu’il associe à une guérison/résurrection d’ordre magique. Le thérapeute devrait aider l’enfant épileptique et ses parents à voir le mal « en face », comme un objet. Ce serait cela comprendre l’épilepsie, ce serait « le bien », ce serait comprendre la Transfiguration. Son regard est, comme celui de Charcot, sans empathie rythmique, sans ouverture à l’engendrement, à l’acte créationnel. Il est dans l’en face. Tel serait, pour Soulayrol, le sens du mal sacré qu’est l’épilepsie dont la passion et la résurrection du Christ seraient la guérison… à moins qu’un tel regard ne soit que la maladie du sacré et de l’épilepsie.

Si l’épilepsie, individuelle et groupale, a quelque chose à voir avec le sacré, c’est tout simplement parce qu’elle en est l’instance critique radicale, originaire, via l’analyse de l’engendrement du corps propre comme l’écrit Maldiney, analyse qui ne peut être que pratiquée en existant. « L’essence du sacré, alliance anté et anti logique » (13) articule le théophanique et le théocryptique » au sein d’un corps propre en marche, s’incarnant, ouvrant espace et temps, entre élévation et chute que traverse, intègre et ouvre l’implication rythmique de soi.

– Le regard de Raphaël est double. Haptique, génial, créateur il donne clairement à voir la tension, l’écrasement/pressentiment qu’est l’appropriation du propre entre enfance et parentalité dès lors que l’implication rythmique de soi est en quête d’elle même, en quête de l’autre, en quête d’un lieu et d’un lien qui laisse l’ouvert être, qui laisse libre chacun. Raphaël partage avec les apôtres le moment pathique de la crise, du dysrythmique et de sa résolution, rythmiquement implicative. Il en rend compte dans son œuvre, ce en quoi il est en avance de plusieurs siècles sur les cliniciens et semble-t-il les philosophes ou les théologiens.
Ce regard haptique, existentiellement pertinent est menacé d’annulation et de recouvrement par un regard optique de « convention », historiquement démissionnaire, cliniquement falsifié, qui déracine l’esthétique artistique et l’esthésie clinique en les projetant dans l’en face où règne une esthésie de la fascination, de la désappropriation.
De chacun de ces regards l’engendrement du corps propre entre enfance et parentalité est l’instance critique.
Ce en quoi la duplicité de Raphaël s’avère lumineuse d’enseignement. Elle donne à voir la portée dissociative, épileptogène, pour le corps comme pour la pensée, d’un regard optique de convention dont nous avons évoqué quelques ancrages narcissico historiques ; en opposition avec la portée intégrative et créationnelle d’un regard haptique, rythmiquement impliqué au plus près du vecteur contact, lieu du vide originaire qu’il importe d’ouvrir à lui-même, à partir de lui- même, d’intégrer, d’engendrer. L’épilepsie n’est pas une maladie individuelle et groupale parmi d’autres. Elle est la maladie à la fois individuelle et groupale, le paradigme de tous les pathos d’origine relationnelle et par exemple, de toutes les psychoses et autres troubles du développement, parce qu’elle est le paradigme de la pathogénie au sein du relationnel, de la pathogénie de l’engendrement et donc tout autant celui de la parentalité, de toute transcendance.

De cet engendrement, le corps propre est l’épistème analyseur originaire, à l’encontre de toute parentalité, de toute transcendance, de toute temporalité, de toute spatialité, de tout système langagier, de toute théorie de la connaissance, ou de toute révélation qui prétendraient se substituer à l’empathie de sa parentalité, rythmiquement impliquée au plus près de son propre sentir, originairement. C’est à travers leur relation que se réapproprient incarnation, histoire et mémoire, que s’ouvrent espace et temps. «L’existential s’oppose au transcendantal… qui suppose toujours la référence à un objet… Ce qui est capital c’est que, au fond, la réalité, la vérité comme réalité, ne tient pas du tout à une théorie de la connaissance qui ne peut saisir que de l’objectif. L’existence n’est pas objective. Elle est insignifiable » (15).

Pour Maldiney, « il y a autant de théories, psychologiques, psychiatriques, psychopathologiques, que d’interprétation de l’homme dont une seule est vraie, celle qui n’est pas une interprétation : celle qui ouvre pour comprendre l’existence les mêmes voies que l’homme pour exister » (16). Cette voie, l’analyse du corps propre, entre enfance et parentalité nous la donne à voir. Elle se met en jeu dès la vie fœtale, à travers la respiration du tonus utérin où s’apparaît déjà l’ouverture à/de l’enfant, à la fois réceptivité et appel ; et ne cesse de se rejouer à travers l’ouverture à l’événement où se rejouent et se critiquent histoire et mémoire. Une histoire dont le corps propre garde mémoire des traversées harmoniques/dysharmoniques passées, dont la parentalité garde mémoire, « mémoire/histoire » qu’il importe d’ouvrir. « L’origine est une puissance germinative dans une philosophie de l’apparaître, de la venue au monde… S’y met en jeu la détermination ontologique de la singularité », écrit Sarah Brunel (17), comme l’a donné à voir le tableau de Raphaël à travers le propre de « l’écrasement/pressentiment » des apôtres, à travers l’impropre d’un regard optique de convention.

De cette « phénoménologie à l’impossible » (18), l’implication rythmique de soi est l’intégrant ouvrant. Instant et tout temps, ouverte à la surprise, à l’événement, l’implication rythmique de soi laisse l’ouvert être. « L’anthropos n’existe qu’en proie au vide actif, et cela de telle sorte qu’il soit impossible de penser l’homme sans la folie, et la folie sans l’homme » (19), vide critique à l’encontre des inventions historico narcissiques qui prétendent à le recouvrir – le monde occidental a horreur du vide, écrit Maldiney – vide qu’il importe d’ouvrir car tel est le lieu du dévoilement de l’exister, de sa révélation. « Au large de tout Ici, sans ailleurs toute rencontre est suspendue hors de soi, au péril de l’espace, dans l’ouvert » (20) et le corps propre, entre flexion et extension, entre chute et surgissement, entre vertige et implication rythmique de soi, en est originairement l’intégrant clinique/critique.

Dominique Thouret – Octobre 2011

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Notes

(1)  René Soulayrol, L’enfant foudroyé, comprendre l’enfant épileptique. p332 


(2)  Ibid, p333 


(3)  René Girard, Le bouc émissaire. Grasset, p243/290 


(4)  Paul Beauchamp, Le possédé de Gérasa. Marc 5-1/20. Corps individuel et corps social, in La guérison du

corps. Editions Centre Sèvres. p87/94

(5)  Dostoïevski, Les Démons. 


(6)  Henri Maldiney, Avènement de l’œuvre. Editions Theetete. p111 


(7)  Henri Maldiney, Regard, parole, espace. L’Age d’homme. p74 


(8)  Ado Huygens, La rencontre existe le fond, in Serge Meitinger. Collection phéno. p28 


(9)  Emmanuel Housset, Le moi inimaginable, in Serge Meintinger. p47 


(10)  Henri Maldiney, Penser l’homme et la folie. Editions Million. p247 


(11)  Ibid, p248 


(12)  Jean-Louis Chrétien, Lumière d’épreuve, in Serge Meitinger. p44 


(13)  Henri Maldiney, L’art, éclair de l’être. L’Age d’homme. p207 


(14)  Jean-Marc Ghitti, Les personnes existent, in Chris Younès. p113 


(15)  Henri Maldiney, Entretiens…, in Chris Younès. p208/209 


(16)  Henri Maldiney, Penser l’homme et la folie. p361 


(17)  Sarah Brunel, L’instant sans date, in Serge Meitinger. p123 


(18)  Serge Meitinger, Henri Maldiney, une phénoménologie à l’impossible (sous la direction de). Collection phéno. 


(19)  Arlette Joli, La dimension anthropologique de l’expérience psychotique selon Henri Maldiney, in Serge 
Meitinger. p81
(20) Giséla Pankov, La dynamique de l’espace et le temps vécu, in Présent à Henri Maldiney. L’Age d’homme. p185

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